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Titre du blog : lettres de la campagne
Auteur : sorel
Date de création : 17-05-2008
 
posté le 03-08-2010 à 14:35:23

La civière de Rimbaud.

La civière de Rimbaud.

Soigneusement plié, il s'était lentement enfoui dans une lit de poussière où les araignées filaient la soie de leurs toiles.
Tardivement j'en connu l'existence, en compris l'usage, en découvrait l'histoire. Souvenir sanglant (en le déplaçant on y découvrait du sang séché), il servait au transport des blessés de la division que commandait mon grand-père, du côté du Chemin des Dames lors de la première guerre mondiale. C'était un brancard d'ambulancier. Stupidement, un jour, des étourdis crurent malin de l'exhiber dans une contrefaçon de pièce à thèmes où l'amour s'était glissé dans le lit de la mort. C'était un amour blessé.
Longtemps après, en visite à Charleville avec X..., je découvrais la litière que Rimbaud s'était dessiné pour son propre usage, avec la coquetterie des rideaux qui, baissés, évoquaient quelque couche princière comme on en voyait passer en lourdes caravanes, au temps où les rois visitaient leurs sujets dans les plus lointaines provinces.
Il y avait là, dans l'usage qui en avait été fait (ramener Rimbaud vers son bateau) comme l'écho largement transformé, adapté, du mythe des Rois fainéants qui font rêver les enfants découvrant la splendide tapisserie de l'Histoire telle que la racontent les livres scolaires, telle qu'on aime l'imaginer.
Des rois à Rimbaud, le chemin est plaisant à emprunter. Dans lequel je me propose de me risquer.
On a vu Dagobert, non seulement du genre à se présenter en habit de travers, et  braguette en arrière, mais bousculant les servantes au fond des lourds chariots qui transportaient la Cour, de ferme en ferme, où, le cheptel passé en broche, on allait plus loin. Le manger était la dynamique de la marche et l'amour le passe temps du transport.  Des rideaux bordés d'or tremblaient sous la conjugaison de la  bise, du mauvais état des chemins et des assauts furieux auxquels se livrait ce roi d'image d'Epinal.
Le faste des Entrées royales, réservées aux jeunes souverains prenant possession de leur bonne capitale, décline chevaux richement caparaçonnés et litières réservées aux dames de compagnie, suivantes de haut rang, et favorites dont le peuple tente de reconnaître le visage parmi des bouquets scintillants de jeunes évaporés tout essoufflés par la course et la fièvre des foules qui les entourent.
C'est la face étourdie et jubilatoire du pouvoir qui se donne en spectacle et aime s'attarder pour lire les décorations codées, aux pieds des arcs de triomphe qui sont de bois et de toile. Toute l'Histoire de leur gloire supposée. Un vent parfois inopportun vient secouer les silhouettes solides d'Hercule mis à contribution pour servir Vénus où l'on peut reconnaître le minois de la jeune souveraine, alors que Diane  sillonne des chemins escarpés taillés dans des bosquets de fantaisie pour une chasse vaine et la rencontre des cambrures coquines. La mythologie ayant souvent le droit de montrer ce qui ne se montre pas, sinon dans les alcôves. Et dans ces alcôves sur roues, dans un frisson de toile et d'étendards, les corps se resserrent, s'épaulent dans l'excitation d'une marche triomphale en serpentant dans d'étroites ruelles qui sentent l'urine et offrent des coins complices à quelque furtif forfait.
Du triomphe au crime la distance se calcule en mois, en saisons, en colère rentrée, bientôt pendue au bout de chaque langue qui formule ici des Montjoie et de vigoureux Noël pour fêter celui que, demain, elle couvrira d'invectives et précipitera dans l'infamie.
Une promenade chaotique que celle du misérable Rimbaud fuyant  les chaleurs insupportables d'Aden, aspirant à la mer porteuse de tous ses espoirs, et parce que la mer est le chemin naturel de toutes les fuites. La civière deviendra cette courte barque qui oscille sur les flots, et dans sa tête, au terme d'un périlleux voyage, il y a l'odeur des foins de la ferme de La Roque.
Des dames galantes sont aussi passées, rideaux fermés, du côté de la Loire, où on allait en troupe, festoyer dans des jardins bordés de buis odorant et de massifs de fleurs rares qui répondaient au décor des lourdes robes portées par de frêles  filles qui n'avaient de cesse de s'en débarrasser pour se montrer corps nu et sculpté dans l'ivoire d'une chair encore fraîche à des parterres de gentilshommes qui avaient mis dans leur épée leur poids d'honneur.
Des litières en veux-t-on, celle de Rimbaud est la plus pathétique. Dessinée par lui, fiévreux, et avec la minutie d'un ingénieur, elle sautillait entre les mains des mulâtres qui la traînaient dans les bosses du désert, à l'appel de la mer.
Les rideaux deviennent les voiles du navire qui défit la tempête.
Rimbaud a rencontré Ulysse en route.