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Titre du blog : lettres de la campagne
Auteur : sorel
Date de création : 17-05-2008
 
posté le 08-10-2009 à 15:17:37

La rue de Tournon en perspective.

Détours.
Il y avait, là aussi, un mystère de détours et de cheminements. (Jules Romains)

Au plus tôt lâchés dans les rues de la ville, et principalement Paris déjà foisonnant en notre coeur chaviré à la plus infime de ses odeurs, nous devinions qu'elles avaient la force considérable qui façonne les statues, donne aux monuments leur dignité et aux souvenirs leurs charmes. La phrase de Jules Romains n'est venue que bien après, donner l'éclairage qui convenait à ce qui était déjà une aventure.
Et voici, dans la ligne de mire, la silhouette vive et fureteuse de P..M.. qui n'a pas achevé le voyage et nous a laissé sur le bord du chemin.
C'est rue de Tournon, au 19, sous le perron qui conduit au jardin, son corps trouvé froid après qu'il m'eut confié, la veille, son peu de goût à vivre encore. C'était au café du Petit Suisse (alors fréquenté par Jean Louis Barrault qui glissait les partitions des répétitions dans une musette acquise aux surplus militaires).
La mort ainsi annoncée comme un rendez-vous pour un dîner, n'a pas toujours la consistance qu'il convient de lui prêter. On est souvent distrait devant la douleur des autres.
Il fallait que ce cheminement fut amorcé sur cet échec d'un rêve qui tourna court.
Il avait aussi pour compagne une maigre fille plus grande que nous d'une bonne tête qu'elle avait blonde, oscillante et fragile comme la pousse du blé dans les vastes étendues de la Beauce en plein soleil. Elle avait son soleil dans la tête et un ventre doux, des jambes de gazelle et le verbe comme un dernier souffle.
Nous vaquions alors avec des ombres qui s'enfonçaient dans leur désenchantement. Nous allions à la rencontre de celles que le passé oublie dans les recoins des rues que nous aimions user de  nos marches nocturnes, se raccompagnant, et impuissant à nous quitter, comme agglutinés à notre propre dérive.
Dériver n'est pas gagner du chemin, c'est le prendre de biais, nier ses lois, défier son dessin de rigueur et d'habitudes. Nous avions l'orgueil de nos premières connaissances et de les savoir insolites, peu partagées, nous renforçait dans l'idée que nous étions des élus.
P..M..le premier comprit l'erreur, et d'une poignée de cachets absorbés avec un alcool bon marché, il était venu à bout de sa solitude.
Le trio s'est réduit, un couple s'est soudé, la marche reprise n'avait pas la même allure, ni le même train. elle se donna encore plus volontiers aux fantômes rencontrés, avec le secret espoir jamais confié, que notre ami figurait dans la cohorte des lamentations que nous devinions dans l'encoignure des maisons.
Venue de loin, survivant en lambeaux, l'ombre de Clément Marot, valet d'un prince opulent qui lui donna ici la maison qui avait pour enseigne "Le Cheval d'Airain". Tu fais quelques pas et tu longes, au 17, ce qui fut l'un des ateliers de David. Un jour il aura son cachot au Palais du Luxembourg qui se dresse comme un tabernacle dans la perspective royale de la rue. Cette placette au dessin capricieux, c'est une exigence de l'urbanisme qui bouscule la mémoire des pierres. Ici (hôtel Foyot), un jour de 1894, Laurent Thailhade qui chantait les pucelles, les fillettes vicieuses et l'anarchie, perdit un oeil sous l'effet de la bombe lancée par un anarchiste.
En descendant vers la Seine qui nous appelle on passera devant la résidence du terrible Père Duchesne, Hébert à l'état civil, et grossier imprécateur. Passé à la fine lame de la guillotine, il laisse la place à mademoiselle Lenormand, la pythonisse que Joséphine Tascher de la Pagerie consultait entre deux secousses érotiques, pour savoir si Bonaparte l'aimerait assez pour l'épouser. Ce qu'il fit. Saint-Just, le cou serré dans un col immaculé, Robespierre caché derrière ses lunettes vertes, Tallien, cocu magnfique et Talma, le geste ample de la tragédie jusque dans ses bottes, passèrent la porte cochère avec des mines de conspirateur. Plus modeste, un certain Charles Cros, qui avait inventé le phonographe et versifiait avec un délicieux humour, vint y mourir.
Tu te dis que voilà un rue bien heureuse de tant de passants prestigieux. Nous avons quêté leur souffle, frôlé le bas des jupes des belles qui rendaient visite à Octave Feuillet et Paul Bourget (au 8), ces faiseurs des modes et des rites mondains de la Belle  Epoque. Il ne restait plus, pour s'enchanter, que de se souvenir qu'ici aussi le Magasin Pittoresque s'était installé en 1909. Ma compagne en collectionnait les derniers volumes que l'on pouvait encore trouver chez les bouquinistes de la rue de l'Odéon tout proche. Elle s'appliqua à versifier en face de chaque image précieusement gravée et cela a donné un album qui fit le délices des amateurs, en souvenir de ces perturbateurs d'images que furent Max Ernst et Max Bucaille.
Nous étions rue de Tournon en souvenir de notre ami étendu sur le sol comme les morts du Radeau de la Méduse. Ceux qui, au premier plan, déroulent leurs corps sculptés dans l'énergie, appelant la volupté et qui sont donnés à la ronde promise des mouches.
Jusqu'alors nous avions marché droit, dans la plus droite des rues. Les détours étaient dans le temps, une impasse dans la chronologie qui décide de l'entrée en scène des acteurs.
N'oublie pas qu'il y aura d'autres promenades à venir. Promises. Attention que ce ne soit pas là l'entrée des Enfers comme le fit Dante qui avait rendez-vous avec Virgile.