VEF Blog

Titre du blog : lettres de la campagne
Auteur : sorel
Date de création : 17-05-2008
 
posté le 09-10-2009 à 14:37:36

Proust l'homme coupé en deux.

Stefan Zweig, ce remarquable biographe (comme en France André Maurois) brosse un portrait à la fois fraternel et sans concession de Marcel Proust l'homme coupé en deux. Rapportant qu'il n'aurait été qu'un jeune homme alangui, perdant son temps dans des soirées mondaines, friand (d'une manière un peu naïve et souvent irritante) des titres de noblesse et donnant un peu facilement dans le snobisme s'il n'y avait pas eu cette rupture brutale avec son adolescence lors de la mort de sa mère (1903) qui était le pôle affectif de sa vie futile et qu'on aurait cru sans but. On ne le prend guère au sérieux et ce n'est pas la publication de son livre "Les Plaisirs et le jours" illustré par Madeleine Lemaire et avec une préface d'Anatole France qui l'impose à un milieu littéraire d'ailleurs méfiant quand il proposera la masse de la "Recherche du temps perdu".  La première version représente trois volumes, l'ayant repris, enrichi, on atteindra au final les dix volumes de l'édition qui fera son fabuleux chemin dans l'esprit d'une génération bientôt prête à le considérer comme le premier écrivain de son temps.
Le premier Proust, l'élégant jeune homme au teint pâle, et déjà frileux, c'est celui du Prè Catelan, des salons distingués de La Ville l'Evêque et de la rue de Miromesnil, "...le problème de la place attribuée aux convives l'absorbe des journées entières : pourquoi la princesse X. a-t-elle mis le comte L. en bout de table et le baron R. en tête ? Le moindre petit potin, le moindre vague scandale le bouleversent à l'égal d'une catastrophe mondiale, il interroge quinze personnes pour se renseigner sur l'ordre secret qui préside au roulement des invitations de la princesse M. ou pour savoir pourquoi telle autre aristocrate a reçu M.F dans sa loge. Et cette passion, ce sérieux accordé au futilités, qui dominera également ses livres par la suite, le hissent au rang de maître de cérémonie dans cet univers ridicule et léger. Voilà l'existence vide de sens que mène quinze année durant, entre des oisifs et des arrivistes, cet esprit si éminent, l'un des plus puissants créateurs de notre époque, alité le jour,  épuisé, fiévreux, et courant le soir en frac de salon en salon, perdant son temps en invitations et billets, en mondanités, l'être le plus superflu dans ce ballet quotidien des vanités...."
Mais cette longue errance dans les salons va nourrir au second temps de sa vie la trame si complexe et chatoyante de la Recherche.
Ce second Proust est celui de la chambre close du boulevard Haussmann, avec ses murs tapissés de liège, et son incessante reprise du texte brodé de mille détails amassés dans sa jeunesse mondaine. Une course contre la montre devant la mort qui menace, une pathétique ténacité qui révèle un courage exceptionnel, une nature obstinée. "... vingt dossiers sont déjà remplis d'esquisses, les sièges et les tables devant son lit, le lit lui-même, sont recouverts d"une masse blanche de morceaux de papier et de feuilles. Il écrit, le jour, la nuit, à chaque heure de veille, la fièvre dans le sang, les mains tremblant de froid sous les gants, il écrit encore et encore."  Terrassé par la mort (18 novembre 1922).
Et Zweig d'ajouter  "sur la table de nuit du défunt, maculée par des médicaments renversés, on trouve sur un bout de papier à peine lisible, les derniers mots qu'il a écrit d'une main déjà à moitié glacée. Des notes en vue d'un nouveau volume pour lequel il aurait fallu des années...."