VEF Blog

Titre du blog : lettres de la campagne
Auteur : sorel
Date de création : 17-05-2008
 
posté le 23-10-2009 à 17:16:14

Wols dans l'herbe.

La rue des Beaux-Arts avait des allures provinciales, et les voitures y semblaient poussives, provenant de lointaines banlieues ou de plus près encore. Quelques galeries ouvraient leurs portes au-delà des heures légales. C'est qu'elles étaient tenues par leurs propriétaires soucieux de faire partager le plus largement possible leurs passions aux passants venant là comme à un pèlerinage. Ce que je faisais lorsque Pierre Loeb, sur le pas de sa porte, pipe à la bouche, humait la fraîcheur des soirées printanières en montrant du doigt, à ceux qu'il croisait là pour le saluer, ses dernières trouvailles exposées  en ses vitrines. Un coup d'oeil, et c'était le début d'une grande amitié avec des peintres dont le nom ne disait encore rien à personne.
Pas loin de là, sur la Seine grise tirant au noir quand la nuit s'annonce, des péniches poussaient péniblement leur cargaison en émettant de timides coups de sirène pour se frayer un passage. Une odeur délicieusement lourde de varech parvenait parfois jusqu'au bord des vitrines d'un noir sévère, presque monacal, que la plupart adoptaient en signe de ralliement pour une cause mieux partagée : l'amour de l'art.
Je vénérais Pierre Loeb et ses conversations sans apprêt, tournoyant autour des amis qu'il défendait et ses souvenirs dont il n'était pas avare pour celui qui les quémandait. J'aimais qu'il me parle d'Artaud ralliant son entresol pour se réfugier, se chauffer, ce long hivers 1947, revenu dans un Paris hagard mais parcouru de frissons comme un animal qui se réveille. De sa large écriture qui fait des sauts dans la page, se cogne aux coins dans sa hâte et sa colère, il avait sur des cahiers d'écolier, traduit le plus pathétique regard que l'on puisse porter sur Van Gogh, une folie à sa mesure. Une sagesse au coeur.
J'aimais le silence de la rue des Beaux-Arts sertissant parfois une mélodie jouée par un piano mollement accordé que l'on devinait dans les étages. Et je pensais aux soirées musicales de Fantin-Latour ici, en face de l'atelier où il avait fait venir Verlaine en état d'ivresse et Rimbaud éclatant de beauté, pour les unit dans le plus beau des mariages sur une toile dont ils sont les figures emblématiques dans une couronne de têtes folles, de têtes fragiles.
Et Wols et Wols, le voici qui surgit au coin de la rue Bonaparte. Le chapeau mou posé distraitement sur une tête presque chauve, le regard de biais et le démarche aussi. Un grand carton sous le bras, cherchant un comptoir où poser son coude.
"J'ai connu Wols chauve, avec une bouteille et une besace. Dans sa besace il y avait le monde, son souci, dans la  bouteille sa mort" déclare malicieux et tendre à son égard  Jean Paul Sartre. Ce qu'il y a d'admirable quand Sartre parle d'art c'est qu'il devient intarissable et l'on s'aperçoit qu'en cours de route il a oublié le peintre et s'épand en confidences, en aveux, en monologue ébloui.
Wols aimait bien s'asseoir près de lui, au bord de la table où se faisait un ordre des mots, lui qui n'avait que des désordres d'images. Alors pour mieux y voir, il fermait les yeux, déclinait des formules de sagesse empruntées à des livres chinois.
Rue des Beaux Arts, Wols rencontre son ami Jacques Boursault, le hèle, l'entraîne dans sa soif. La conversation de Wols, c'est Boursault qui me l'a dit, était aussi surprenante qu'indifférente aux problèmes du moment. C'est qu'il traînait avec lui ses rêves, indifférent aux cloches de l'actualité, aux relents des rues quand il avait encore la tête dans l'herbe. Voilà l'image que je voulais donner : un homme allongé sur le sol, le nez en l'air  et l'oeil dans l'immensité du ciel. On dirait un paysan en rupture de ban. Qui aurait posé sa faux, sa bêche et son chapeau pour observer les fourmis, écouter le discours tendre des plus modestes fleurs poussant d'abondance aux abords des près. Elles sont leurs couronnes et leur plaisir, leur festin et leur honneur. Un champ abandonné des fleurs est comme une femme sans amoureux.
Un regard à hauteur d'herbe vaut-il mieux qu'un regard à hauteur d'homme. Il découvre les divins murmures d'une lointaine contrées qui s'est échouée là, une mer qui aura démâté les navires qui la sillonnent, les peupliers  sont là, tout murmurant du vent qui les frôle pour évoquer la tempête. A s'approcher de si près dans le frisson de l'herbe où le passage de la fourmi est celui d'un guerrier bardé d'amures comme celui du moyen-âge, on s'engloutit jusqu'au trou, quand la terre s'ouvre, et c'est le tourbillon des matières en incandescence, le coeur palpitant d'un corps formidable dont il faut épouser le rythme pour ne pas mourir. Ceux qui meurent sont ceux qui, épuisés, ne contemplent plus la formidable aventure qui se déploie à leurs pieds.
Wols l'a dit : A chaque instant / dans chaque chose / l'éternité est là.