Chaque écrivain a sa manière d'aborder la page, le vide vertigineux qu'il a charge de nourrir de sa pensée, de son expérience, de ses rêves.A suivre les confidences qu'ils accordent sur leur manière de travailler on a les méthodiques qui abordent la page avec la sérénité de l'artisan. Robert Sabatier avouait bien qu'il écrivait comme "on va au bureau". A heures fixes, s'interrompant au moment voulu et repartant avec la même énergie. D'autres, saisis par l'angoisse de la création, procèdent par à coups en fureur, fulgurance et spontanéité qui interdit toute programmation. Les rêveurs consignent leur errance mentale sur le papier avant d'écrire. Ce sont des notes plus que des plans, des amorces, des rappels, des pont jetés entre des idées de travaux finis ou à venir.Georges Bataille, de son métier de bibliothécaire, tirait l'avantage d'avoir des rapports permanents avec la chose écrite, et l'espace temporel suffisant pour rêver ses livres avant de les entreprendre, de consigner ses idées dans la logique d'un texte, sa continuité. Il s'attarde sur le brouillon. Celui-ci est un jardin foisonnant où se regroupent toutes les espèces de son monde mental. Fleurs empoisonnées et superbes, emplies d'une étrangeté qui va donner tout l'éclairage du texte à venir.Personnages, situations, références se confondent et se fondent dans le feux d'une pensée superbe et désespérée.
Les laboratoires médicaux diffusaient, dans les années 50, pour leur publicité, des revues d'une rare qualité culturelle, dédiées, le plus souvent, aux arts plastiques et à la littérature. Mon adolescence a été nourrie de cette littérature de qualité et sans esprit de chapelle. La clientèle médicale avait ceci de positif qu'elle n'entretenait pas de préjugés vis à vis de certains aspects de la culture. Les admettant tous et sans bâtir des frontières entre les genres. Le milieu universitaire, les professionnels de la culture n'ont pas cette largeur de vue. Ce serait pour eux un scandale de confronter, ou d'évaluer dans une joyeuse compliciteé, à leur juste valeur, des créateurs aussi éloignés que (pour l'exemple) André Breton et François Mauriac, Miro et Gus Bofa, étant pour l'un contre l'autre. On y est farouchement sectaire, ce qui n'était pas le cas du médecin ouvert à toutes les cultures et, surtout, revendiquant le statut d'amateur, le dilettantisme qui est une vertu. Il vaut mieux passer pour superficiel, léger et futile en revendiquant le droit d'aimer sans logique historique des créateurs qui se sont même opposés dans leur démarche. On ne peut considérer la culture comme un territoire de clans qui s'opposent les uns aux autres. De les admettre tous donne le plaisir et la jouissance qu'on peut attendre d'elle.Alors, va pour découvrir, côte à côte, Francis Carco et René Char, Artaud et André Maurois, Max Ernst et Gromaire, Braque et Mathieu....De surcroît, on s'adonnait volontiers à la recherche érudite autour de phénomènesculturels jugés "mineurs", comme la "petite Histoire" ou le quasi fétichisme qui entoure le souvenir des créateurs que l'on admire. Léo Larguier fut un modèle de ces écrivains dit de "second plan" qui associent l'art de la poésie et celui de chiner. Fureter dans la culture c'est aussi la déguster.
Extrait d'un texte à venir : LES REVES DU DOUANIER ROUSSEAU.La Guerre.C'est nulle part. Morne plaine. En des temps meilleurs le blé s'y courbait, jeune encore, sous l'effet des brises toutes parfumées des lointaines oraisons marines. On y espérait l'été et les rites des moissons. Déjà s'y préparaient celles qui trouveraient le compagnon de toute une vie. On avait planté le décor des sereines traditions.Ca aurait été comme un orage.Il s'annonçait. On guettait le ciel. Déjà de sombres oiseaux le traversaient en lignes aussi fines qu'une déchirure dans la densité de la soie. Seul le noir de leur plumage laissait dans les yeux une blessure. Et puis après qu'un long silence eut passé sur des silhouettes apeurées, ce fut la galopade folle du messager de la mort. Il est si déterminé que sa tête, en avant, prépare le passage effilé de tout son corps qui s'étire d'un seul trait. C'est le même spasme que celui de la jouissance. Fulgurant. Il écrase tout sur son passage. Il est sublime de vigueur et d'aveuglement. Affolés par sa force conquérante, les oiseaux se sont posés au sol. Hoquetant, piquetant un tapis de cadavres. A la terre confondus, ils sont comme un moutonnement tranquille de l'eau taquinée par le vent. Et presque de la même tendresse pour décrire la chair. Elle palpite encore. Elle s'écoule dans la mort. La putréfaction, c'est pour l'heure à venir. Déjà la terre s'est faite accueillante, elle s'entrouvre même pour l'engloutissement. Les moissons futures seront plus splendides encore.
Audacieux expérimentateur de la photographie Man Ray est aussi un peintre (parfois maladroit mais d'une grande richesse inventive), enfin il illustre, et souvent avec beaucoup d'intelligence du texte, les poèmes de ses amis, en particulier ceux de Paul Eluard. Il pratique une sorte d'imbrication du dessin dans le texte, composant une "masse" typographique dont le dessin est la structure, et l'ossature du texte.Le poème d'Eluard, par définition, est ouvert, irradiant et généreux, en images simples naturelles, promptes et d'une assimilation qui suppose (et invite) à la fraternité. D'où la tentation du poème politique, fait pour tous.Souvent inspiré par la passion amoureuse, le poème d'Eluard suit les lignes onctueuses du corps féminin dont il célèbre l'émouvante beauté. Il n'est jamais agressif, et à la sexualité tourmentée (à la Bellmer) il préfère l'énoncé tendre et paré d'innocence d'un désir évident et facilement assimilable à tous les imaginaires. Parlerait-on d'une adolescence de la poésie au regard de son exemple ?
Les rapports de Max Jacob avec la foi religieuse sont d'une étrange subtilité. On sait qu'alors qu'il vivait à Montmartre, dans le voisinage étroit du Bateau Lavoir (atelier entre autres de Picasso), Max Jacob se dévergondait dans les "mauvais lieux" de Pigalle et pour se faire pardonner, franchissait, sur les genoux, la montée d'escaliers qui conduisent au Sacré Coeur où il servait la messe du matin.Du bordel à l'autel il mène ainsi une vie de misère et de repentir. Lors de son installation à Saint Benoît sur Loire il se met sous la protection du curé local. Entretient des rapports de confiance avec le personnel de la basilique dont il se fait volontiers le guide pour les touristes nombreux qui s'y présentent.Il travaille dans une chambre qui a des allures de cellule monastique. Entretient l'illusion de la pauvreté, distribuant des onctions mi religieuses, mi poétiques à tous ceux (nombreux) qui viennent à lui. C'est ainsi qu'il se trouve parrainer "l'Ecole de Rochefort" (René" Guy Cadou, Jean Rousselot, Marcel Béalu, Roger Toulouse, Michel Manoll....). Pour vivre il commerce des oeuvres peintes ou dessinées sur papier (il utilise volontiers la gouache). Son inspiration échappe aux normes du moment, aux inclinaisons vers l'avant-garde qui élimine la représentation réaliste et s'engage dans une remise en cause complète de la peinture. Ce n'est pas son problème. Peintre, il l'est avec la modestie qui était celle des moines du moyen-âge peignant pour l'Eglise. D'ailleurs les références religieuses sont constantes.
D'avoir opté de peindre sur le sol et non plus sur un chevalet, sur une surface que l'on domine et non plus affrontée de face (pour un dialogue), de donner libre cours au pinceau qui court sur la surface, aura changé jusqu'au contenu de la toile. Elle devient un territoire à conquérir. Elle n'est plus l'espace d'un récit, d'une représentation, mais celui d'une aventure graphique qui est contenue dans ses limites, et, chez Alechinsky s'offre des marges annotées (ce qu'en peinture ancienne on a baptise les prédelles). Moins pour faire une frontière que compléter ce qui se déroule au centre, une sorte d'écho d'une proposition centrée et contrôlée, car si la main est libre elle n'est pas aveugle. Pourtant, en raison même des limites imposées, et pour suppléer aux contraintes qu'elles supposent, on ira vers un graphisme qui se coule et se déroule en circonvolutions, comme un labyrinthe qui se contient dans les limites d'un jardin. Il y a quelque chose du labyrinthe en effet chez Alechinsky, avec des sonorités étranges, des facéties spontanées, des reprises improvisées dans la course créative.Il y a un souvenir de kermesses flamandes, d'agitation tellurique, de remue-ménage qui donner toute son énergie à la toile, en devient le sujet. Placé sous l'effet du labyrinthe Alechinsky en invente de tous les genres, du cocasse au tragique. On s'y engage avec un petit frisson de fébrilité.
C'était dans les années 50. Le peintre René Laubiès, chantre des aubes orientales et du ciel qui se meurt à chaque crépuscule, traduisait les Cantos d'Ezra Pound. On en a publié un dans le numéro 2 de "Sens Plastique" (avril 1959). Et l'éditeur Pierre Jean Oswald fait une édition restée confidentielle d'une poignée de ces textes magnifiques et sans doute déconcertants au premier abord, tant ils vont contre toutes les habitudes et les conventions de la poésie. Ce sont des débordements verbaux, entraînant comme un fleuve, dans son cours tumultueux, mots et images, et langues diverses, un raz de marée faisant s'entrechoquer trouvailles verbales et pragmatisme. On a pu parler de polyphonie universelle. Une pensée savante et vagabonde, qui court, saute, franchit les obstacles, bravant les interdits. Tel l'oiseau sautant d'un poteau télégraphique à un autre et qui, chaque fois, ferait crépiter, tel un buisson d'électricité, les charges et la force d'un courant qu'un formidable court-circuit agite.On se laisse entraîner dans ce déluge, et même mal armé pour affronter toutes les langues (qui n'ont pas de secret pour l'auteur), on se laisse capter, séduire, tête bouleversée par tant de vitalité verbale. On apprend que Pound, ici et là, à Venise (sa ville de prédilection, il y finira ses jours), Londres (il y fait éclater sa vitalité adolescente), Paris (il milite pour Joyce, les troubadours, Vivaldi, le moyen-âge), va de découvertes à combats pour faire reconnaître ceux en qui il croit car, contrairement à tant de créateurs, il n'a pas l'égoïsme de sa seule pensée. Il tend la main à tous ceux qu'il croise et attirent sa sympathie.
Alors que les mannequins de Chirico sont des vues de l'esprit, relevant d'un univers de fiction (très théâtralisé) et découlent de ceux dont font usage les couturières, ceux d'Hélion sont arrachés à la réalité. Ils participent de notre quotidien, sont une vision retenue par un piéton de ville attentif à ce qui l'entoure. S'ils sont statiques ils ne sont pas étrangers à une histoire et en sont les acteurs. Ils invitent même à une action cependant figée.Venu de l'abstraction la plus résolue, théorique, Hélion retrouvant la réalité y puise des sujets qui sont ceux du quotidien. Mais il les transpose dans un climat d'étrangeté qui supposerait un commentaire, un prolongement, un accompagnement écrit. Sinon qu'ils ont cette force singulière de la chose suggérée, qui dispense du commentaire, le contient et lui donne une force propre.Et par un phénomène vraiment étrange de glissement, il atteint même les zones du fantastique. Quelque soit le sujet adopté, serait-il le plus banal, il impose une vision qui outrepasse les données du réel. Le fait basculer de l'autre côté du miroir.
Taillé comme un roc. Il en avait la solennelle majesté, dans le port, et le verbe à l'égal de cette distance prise avec la faiblesse de la chair. A la ressemblance de son art. Donnant, à celui-ci, quelque chose de religieux. Ses ardoises gravées, taillées au vif, étaient des stèles graves et ténébreuses qui parlaient d'un monde totalement réinventé.Avant d'y donner toute la mesure de son rapport intense avec la réalité il avait travaillé la solarisation en photographie, le brûlage et la surimpression, afin selon ses propres dires, de capter un "réel dont nous ne cession de montrer les aspects insolites". Il était alors dans le voisinage du surréalisme, complice de Camille Bryen pour des opérations expérimentales, allant du travail de la matière pour en tirer les forces secrètes à l'abandon dans la nature d'objets à signification symbolique. Autrement dit : capter la vérité de la matière, défier le hasard.Tout comme Man Ray, il pratique la photographie au stade de l'expérience, du travail sur la technique, plutôt que sur le sujet, celui-ci dissous dans le feu de l'expérience comme en une chimie mystérieuse. S'il évoque les grandes stances des mythologies c'est bien pour démontrer que le mythe est dans la matière, comme les dieux antiques étaient dans les éléments.
Héritier de la fougue poétique d'Apollinaire et de Blaise Cendrars, enfant, lui aussi, de cette soif de modernité qui va gagner les générations du début du XX° siècle, Paul Morand (n'a-t-il pas inventé "L'homme pressé" !) fait passer dans sa poésie cette décontraction du mondain qui traverse le monde et le domine. Don Juan concentré, fin analyste de ses aventures, de ses quêtes, les poèmes s'accordaient aux romans dont le clinquant pouvait heurter, mais aussi étonner et séduire.Marcel Proust, au chevet duquel Morand, comme tous les intellectuels de l'époque, allait recueillir des confidences, écrira une préface qui est plutôt une confession pour ce jeune homme étrangement doué et fonceur.Il est, avec Philippe Soupault (bien qu'engagé dans l'aventure du surréalisme), une sorte de troubadour de l'amour moderne et des voyages au travers d'une "Europe galante" (l'un de ses romans). Poèmes en feux d'artifice. Est-ce l'artifice qui subsiste. Tout le monde ne peut pas être Blaise Cendrars.
Il était, dans les années 50, totalement ignoré du grand public, et même du monde de l'art, mais il avait autour de lui une poignée de fidèles, surtout des écrivains (Bataille, Mandiargues, Breton, Gracq) que son univers fascinait. Pauvre pourtant, il partageait avec Unica Zurn une misérable chambre au fond d'une cours, rue Mouffetard. Il y eu un séjour à Ermenonville (Unica dessinait des mondes inouis sur de minuscules boîtes d'allumettes). Mon père le reçoit dans sa maison de campagne mais le courant ne passe pas. J'étais entouré d'oeuvres de Bellmer. Elles hantaient mes rêves. Portant en elles d'étranges fantasmes d'un érotisme jugé alors sulfureux. En particulier une gravure pour Bataille, où l'on voyait une femme amorçant l'ascension d'une escalier tournant comme il y en avait dans les arrières salles de cafés que je fréquentais à Saint Germain des Près. De minces jeunes filles y répétaient une scène pour quelque théâtre d'avant garde, d'autres affichaient une effronterie propre à troubler un adolescent, d'autres encore plongeaient le nez dans un livre, censées faire quelques études. Le temps était ouvert à toutes les spéculations, jusqu'aux plus saugrenues. On pouvait y perdre son âme.
On en est arrivé à admettre qu'on ne peint plus nécessaire pour représenter quelque chose. Mais la peinture en tant que matière est une fin en soi. Elle est son propre sujet. De même, en littérature, il ne serait plus absolument nécessaire qu'il faille "raconter" quelque chose. Ni témoigner. La roman réaliste, le roman psychologique obéissent à des normes qu'il est impossible de négliger. Ils survivent, se modernisent. C'est la littérature la plus appréciée du lecteur qui y trouve enseignement, divertissement, évasion. Mais on peut faire usage de l'écriture avec d'autres ambitions. Elles se situent aux frontières de la poésie qui, déjà, prenait ses distances avec le sujet, se faisant musique au besoin (comme le voulait Verlaine). On est là au stade des mots qui distillent leur propre saveur, suscitent la rêverie, engendrent le plaisir. Et de les assembler s'annonce le "plaisir du texte".On n'écrit plus pour "conter" mais suivre la marche des mots en leurs caprices, leurs assemblages, l'espèce de tissu savoureux qu'ils tissent parfois même sans qu'on saisisse d'emblée leur sens. C'était l'expérience avouée de Philippe Soupault et André Breton dans "Les champs magnétiques". C'est d'une pénétration attentive, patiente, qu'on en retire toute la saveur. Et sous la couche verbale ainsi construire on découvre l'espace du rêve, voire de la méditation. Méditer sur les mots c'est l'exercice de l'ouverture sur l'inconnu. Car les mots sont alors les clefs qui nous ouvrent des territoires ignorés, inconnus, surprenants et jouissifs. On arrive à l'écriture de l'extase.
Plus que celles qu'honorent les institutions, que fêtent les coteries, que retiennent les médias, certaines oeuvres longtemps marginalisées, gagnent une chance de durer face au changement des modes, aux caprices du public, aux feux de la rampe et reviennent à nous, serties de l'estime de ceux qui surent les apprécier de leur vivant. C'est de cet ordre que sont inscrites dans l'Histoire des oeuvres comme celles du douanier Rousseau, ou, plus près de nous de Gaston Chaissac l'unique et frondeur inventeur de figures d'un cirque intime. Il faudra aller du côté du Palais du Facteur Cheval, qui est, à "l'art brut", ce qu'est le Parthénon pour l'art classique ou Notre Dame de Paris (vue par Victor Hugo) pour les romantiques.C'est dans une communion étroite avec ce rêve de pierre, conçu avec la ténacité d'un maniaque ou d'un illuminé que se sont retrouvés ceux qui célèbrent les vertus d'un art qu'ils qualifient de "naturel". Camille Bryen, prodigieux inventeur de motifs poétiques y est pour quelque chose. Allons à sa rencontre, il nous ouvre le jardin des merveilles.
Places au crime, de Gérard de Nerval à Lautréamont.
Le temps d'une génération sépare le Paris de Lautréamont de celui de Nerval. Et le baron Haussmann sera passé par là qui gommera le Paris médiéval qui fut celui de Gérard de Nerval pour offrir un Paris rectiligne qui sera celui de Lautréamont. Pourtant les ombres ne se sont pas dissipées et Lautréamont les arrache aux abysses de la ville et elles refusent, par son regard, de disparaître au nom de la modernité. Alors Lautréamont est le gardien des enfers qui subsistent en ses recoins sombres, ses porches désuets, ses venelles oubliées. Elles se concentrent pour venir au spectacle atroce de Mervyn supplicié place Vendôme, une scène de rigueur pour un crime (comme la place de la Concorde le fut lors du fonctionnement de la guillotine où chuta dans le panier d'osier la tête de Louis XVI). Ne sont-ce pas les places des villes qui sont le théâtre de ses crimes. Celle du Châtelet camoufle une mort plus secrète (énigmatique), celle du Gérard de Neral retrouvé pendu rue de la Vieille lanterne (aujourd'hui le théâtre de la ville). Effet de coïncidence.
On ne dira jamais assez combien est important pour l'approche du poème son aspect graphique. Il a besoin d'un écrin raffiné, accordé à son ton, son sens, ses ambitions. D'emblée, à la découverte de l'enveloppe on devrait pouvoir le situer, le qualifier. Non dans le sens de la qualité (qui est variable et n'obéit à aucun critère défini et commun) mais dans celui de l'esprit qui l'a conduit jusqu'au lecteur.La couverture est l'enseigne du texte. Selon son aspect on pourra estimer ce qui nous attend. Les éditeurs sensibles à la qualité de la poésie le savent bien qui conditionnent l'objet livre, jusque dans ses moindres détails (papier, typographie, illustration) au texte et lui donnent ainsi un premier écho (celui qui nous retiendra ou nous invitera à la lecture). Un éditeur comme Henri Parisot le savait bien qui concoctait des ouvrages d'un raffinement sans égal ; faisant appel, pour y parvenir, à des artistes en complicité étroite avec les poètes qu'ils accompagnaient : Max Ernst ou Mario Prassinos pour la belle collection "L'âge d'or".
Séducteur le titre ne dit qu'imparfaitement ce qu'est ce livre étrange. Sur une histoire d'inceste (l'amour d'une soeur devenue photographe par amour pour son frère et afin de le séduire) l'auteur s'est mis dans la peau du personnage, devenu une vieille femme, photographe couverte de gloire et qui revoit son passé à travers les photographies qui constitueront la rétrospective faisant le bilan de sa vie. Si elle a adopté la photographie uniquement pour atteindre cette gloire qu'elle voulait dédier à son frère par amour, elle s'y est plongé avec suffisamment de réflexion pour nous en faire partager le sens et les mystères. La part la plus captivante du livre, ce sont ces pages où l'on suit l'approche du photographe et l'exaltation de ce "troisième oeil" qui est le plus important, celui qui voit et prévoit, annonce la réalité dans ses replis et ses mystères.
Le surréalisme encore d'actualité dans les années 50
Revue du groupe surréaliste, dont la présentation s'était inspirée des revues scientifiques, avec une certaine rigueur dans la présentation, une volonté d'aller à l'essentiel, au coeur des problèmes qu'elle aborde la Révolution surréaliste aura été l'organe officiel des activités du groupe, une tableau d'écho de ses affrontement, un réceptacle de ses créations, un territoire de l'insolite, de l'insolence et d'une détermination qui va dynamiser le monde de l'esprit dans ces années qui marquent l'apogée de la liberté retrouvée entre les deux guerres.Toute une génération y puise les forces pour aborder le monde dans son insignifiance, sa vulgarité, son pragmatisme insolent.Par un effet d'écho elle reproduit le même frémissement de l'esprit dans les années 50 après que Maurice Nadeau dans son essentielle étude sur le surréalisme lui ait donné une nouvelle jeunesse, une actualité accrue par un état moral à nouveau marqué par la guerre, ses atrocités et le sentiments d'insuffisance de la morale enseignée de la pensée unique (elle était inique ?) qui ligotait toute une génération à des préjugés qu'elle refusait. En 1950 la Révolution surréaliste était autant d'actualité que dans les années 20.
Pendant longtemps Lautréamont (Isidore Ducasse) n'avait pas de visage. Que celui qu'on lui inventait (Dali, Vallotton), une sorte de recomposition à partir du texte. Ce qui est une aventure assez étonnante. Ressemble-t-on à ce qu'on écrit ? Et ne pas écrire veut-il dire qu'on ne se cherche pas d'identité ?Lorsque Jean Jacques Lefrère découvre, dans les années 7O, une photographie qui, selon toute vraisemblance, représente Lautréamont, on pouvait à travers les traits d'un visage, une expression, tenter de mieux comprendre la personnalité de celui qui aura intrigué plusieurs générations, et donné à fantasmer à bien de ceux qui découvrant ses textes s'égaraient dans un territoire terrifiant, insolite, perturbant. Et l'on découvre une jeune homme à l'allure innocente, avec quelque chose d'enfantin, de tendre, jusque dans l'expression, interrogative, et une tenue soignée de garçon bien élevé (ce qu'il fut). Son visage ne correspondait pas du tout à l'idée que l'on pouvait s'en faire. Mais il ne décevait pas pour autant. Il ajoutait du "charme" à la folie littéraire qu'il avait conçue. A laquelle il donnait consistance par un verbe fort, vindicatif, interpellant le lecteur, ne le laissant pas en paix, et trahissant sinon une grande culture, une curiosité qui s'était étendue vers tous les horizons, avait accumulé des connaissances bizarres, hétéroclites.Maintenant qu'il a "corps" on va pouvoir suivre Lautréamont dans ses déambulations. Et cerner sa solitude.
La vie parisienne de Lautréamont se déroule dans un espace relativement réduit, limité par le Palais Royal au sud, les Grands boulevards au nord, et une circulation intense et labyrinthique autour de la Bourse et dans les couloirs étroits des Passages. De la simple observation de ces lieux, dans un jeu de transposition délirante, il recréé un monde hanté par les furieuses lectures qu'il fait, dans le désordre et une espèce de passion désespérée. A-t-il été un fidèle de la Bibliothèque Nationale qui est au coeur de son territoire d'errance ? Tout porterait à le laisser croire. Tant son goût un peu fanatique pour la solitude, "l'écart", qu'un appétit de savoir qu'il perverti non sans un sombre humour, le condamne à se coller aux pupitres qui donnent accès à tous les livres du monde. Un océan où se perdre. Et peut-être se trouver.
Chaque génération s'invente une nouvelle nuit festive. Elle est le rassemblement de tous ceux qui "font" l'actualité, créateurs, journalistes, chroniqueurs, mauvais garçons, filles faciles et snobs en tous genres. Les Années folles font se confronter les bals à apaches, chers à Carco (qui sont plutôt du côté de Pigalle) et ceux que fréquentent les surréalistes, dans les coins reculés de Montparnasse.C'est l'émergence de la musique nègre, du jazz et de la drogue. Brassai aura admirablement jeté son oeil scrutateur dans les coins les plus glauques de cette nuit câline et débraillée où la prostitution fait bon compte des règlements en vigueur, créant un type de femme ardente, souvent artiste ou au moins complice de ceux qui exaltent son corps, en posant comme modèle. C'est une prostitution bon enfant, complaisamment chantée par les poètes ( de Carco à Robert Desnos). Offrant, d'un Paris chamarré et bruissant d'ardeurs nouvelles, une vision qui provoque le scandale et fortifie l'essor des arts et des lettres qui s'y alimentent avec volupté.Le bal est le complément obligatoire d'une nuit de fête, de ripaille et d'errance.Il est aussi, selon une version littéraire, une page de cette descente aux enfers modernes invoquée dans les grands textes antiques, tant les poètes se prennent pour de nouveaux Homère et inventent des étapes symboliques dans l'itinéraire parisien. Il sera, dans "La solitude de Lautréamont" (à venir), l'espace de la multitude et des embrasements, alors que le cinema porno sera l'espace de la solitude et de la chute. A suivre.