La sublimation du corps.Elle n'est pas au premier plan de la pensée surréaliste. C'est plutôt la volonté de franchir le miroir, d'aller au delà d'une réalité refusée qui conduit la création. Hormis René Crevel qui est à l'écoute des bruits de son corps, de la douleur qu'il en retire, l'hymne au plaisir est assez absent du registre des poètes qui revendiquent le label surréalisme.En revanche il est au coeur du traitement verbal de l'imaginaire que Paul Eluard conduit en compagnie des peintres nombreux qui l'illustrent.La femme, ( son idéalisation ) conduit le poème vers cette espèce de perfection lumineuse et pleine d'une grave sensualité qui fait le propre de sa poésie. Des femmes qu'il a aimées et dont il célèbre le corps dans l'ardeur du désir Nusch a une place de choix. Elle se prête volontiers à l'objectif de Man Ray.
On mettait nos pas dans ceux du bon Jean de la Fontaine. Il était né dans la petite citée toute proche dominée par des remparts mangés de lierre et croulant sous les âges. Son métier le conduisait à sillonner les bois alentours pour régler tous les problèmes liés à l'exploitation des forêts qui y croissaient d'abondance. Il en reste quelque chose et de leur splendeur passée de beaux instants frémissants qui sont comme des étapes dans nos errances pieuses.La forêt faisait partie de notre quotidien. Pour y guetter la progression des saisons et le ravage criminel des chasseurs qui y construisaient de misérables abris pour leurs agapes dominicales entre des battues sauvages. On n'aimait pas les chasseurs qui faisaient la loi dans les fourrés et barraient les allées avec leurs véhicules de gros calibre dénonçant d'agressifs instincts de propriétaires.Notre forêt était plus pacifique, tout au plus habitée par les mythes qui nous rattachaient à notre enfance. Nous avions appris à lire dans les grands volumes dorés sur tranche qu'illustrait Gustave Doré, lui même hanté par la magie des forêts qu'enfant il découvrait dans la compagnie d'un père soucieux de lui révéler les beautés de la nature.
Proposition pour des légendes de tableaux.C'était une fillette pâle et malingre dont on disait en la voyant : "Mon Dieu qu'elle a mauvaise mine". On la surprit, un jour, au pied d'un arbre, se nourissant innocemment d'oiseaux fraîchement cueillis.
Derrière les facéties dont il était si friand, l'humour ravageur dont il se faisait le champion, Picabia avait une vision éminemment poétique de la femme, une sensualité que l'on disait douloureuse (il fait de nombreux séjours dans des maisons de santé). Son dessin, quand il n'est pas une manière de se libérer des conventions bourgeoises dont il avait fait sa cible, comme tous ses amis du mouvement Dada, se montre délicieusement intimisme et d'une sensualité élégante. Il suit le cours de la pensée (comme le feraient les mots), d'où cette ligne fusée, d'un trait, épousant l'émotion tout en distinguant la forme qu'il exalte.D'où cette idée de la femme naissant d'une simple union des mains (Michel Ange n'avait-il pas imaginé la naissance de l'homme d'un simple doigt tendu par Dieu, à la fois impératif et bienveillant !). Cette union charnelle et délicate pourrait accompagner un poème d'Eluard. On songe aux expériences menées par ce dernier avec Man Ray où poème et dessin se répondent.
Un imbécile a porté à la déchéterie une sculpture de Gina Pane démontée et qui pour un non averti pouvait passer pour de simples lames de métal, dont, de surcroît, on ne pouvait bien identifier l'usage. C'est le problème de bien des oeuvres d'aujourd'hui qui se confondent souvent avec des objets de notre vie quotidienne (et ne deviennent artistiques que par le choix de l'artiste : voir l'exemple de Duchamp). On cite toujours en exemple, le tas de charbon (de l'italien Merz) balayé par un ouvrier du Musée d'art moderne de la ville de Paris, ignorant qu'il s'agissait d'une oeuvre éminemment reconnue par les spécialistes.La sculpture de Gina Pane était un cadeau de cette dernière, du temps où elle pratiquait encore (mais avec des vues pénétrantes sur son futur) l'art qui se voulait "géométrique". Ses premières expositions parisiennes la situait dans cette voie.Assez rapidement elle s'éloigne de ces recherches strictement plastiques pour se donner toute entière dans l'art corporel.C'est à l'usage strict de son corps, des mises à l'épreuve auxquelles on le soumettait, que l'artiste exprimait ses sentiments, ses concepts, sa notion de la destinée qui lui était accordée.A l'époque de la lutte des femmes pour une reconnaissance de leur sexe (les années 70,) Gina Pane mettait en lumière les aspects spécifiques de la condition féminine. Rapports du corps avec la douleur, irruption du sang comme facteur d'expression de cette douleur. Elle se manifestait en public (galerie Stadler) et les photos que l'on faisait alors devenaient non seulement des preuves de l'action mais des oeuvres d'art.C'est cette suite logique de l'action à sa mémorisation photographique qui met la photographie en première position et lui donne le statut d'oeuvre d'art, témoin d'un instant fugitif mais intense.
Rops sent le souffre.Gustave Moreau, qui ne l'aimait pas, qualifiait son oeuvre de "mélange idiot de mysticisme de brasserie et de pornographie boulevardière". Et pourtant Félicien Rops était fort apprécié des nombreux écrivains dont il illustrait les oeuvres (plus de deux cents ouvrages) : Barbey d'Aurevilly, Péladan, Félicien Champsaur, et même le délicat Mallarmé, à quoi s'ajoute (ce qui entre tout naturellement dans son tempérament) "Les Bas-fonds de la société" d'Henry Monnier, "le Diable au corps" d'Andrea de Nerciat et "Gamiani" d'Alfred de Musset.Remarquable technicien Rops fait usage de maints procédés, allant du crayon de couleur à la détrempe, en passant par le pastel pour obtenir des effets chromatiques à la fois intenses et raffinés. Alors que ses sujets sont volontiers provocateurs, affichant un anti-cléricalisme qui le conduit à remettre en scène des sujets religieux (la tentation de Saint Antoine) en jouant d'une théâtralité un peu forcée par efficace.Sa singularité même ne pouvait laisser indifférent un auteur comme Péladan (lui-même fort en marge de la confrérie des écrivains de son temps) et la fusion de leurs fantasmes ne pouvait que donner des résultats propres à étonner, forcer la mesure et aller au devant du public pour afficher leur originalité.Rops lui-même donne la clef de ses ambitions qui dépassent (ou ignorent, les ayant apprises) les conventions et les problèmes esthétiques de son temps. La peinture est avant tout un écran pour figurer ses fantasmes."Je tâche tout bêtement et tout simplement de rendre ce que je sens avec mes nerfs (le détail a son importance) et ce que je vois avec mes yeux, c'est là toute ma théorie artistique. J'ai encore un autre entêtement, c'est celui de vouloir peindre des scènes et des types de ce XIX° siècle, que je trouve très curieux et très intéressant ; les femmes y sont aussi belles qu'à n'importe quelle époque, et les hommes sont toujours les mêmes. De plus l'amour des jouissances brutales, les préoccupation d'argent, les intérêts mesquins ont collé sur la plupart des faces de nos contemporains un masque sinistre où l'instinct de perversité dont parle Edgar Poe, se lit en lettres majuscules ; tout cela me semble assez amusant et assez caractérisé pour que les artistes de bonne volonté tâchent de rendre la physionomie de leur temps". Aveu qui le situe bien dans son rôle, reléverait-il plus de la sociologie que de l'art.
On peut voir comme un paradoxe l'aventure d'un peintre qui a fréquenté de nombreuses écoles d'art (Darlington School de Rome en Georgie, école du musée des Beaux Arts de Boston, Université Lee de Lexington, Art Students League de New York, Black Montaine College d'Asheville) et qui incarne l'au-delà de tous les enseignements, la négation des conventions de la représentation, et le choix d'un écriture libérée de toutes contraintes. De plus invité, par l'administration du Louvre à orner un plafond de la salle des bronzes du Pavillon Sully. Couvert de gloire, côté sur le marché parmi les plus recherchés, c'est Cy Twombly.A une formation classique il ajoute celle d'une culture s'appuyant sur la civilisation gréco-latine (c'est un grand amateur de mythologie). Serait-ce, comme ce fut le cas de Duchamp au début du XX° siècle, un défroqué des art classiques, en position de révolte permanente. Duchamp faisant sa carrière sur le refus du pinceau au profit de l'objet. Twombly, lui, reste fidèle aux limites inscrites dans la pratique de la peinture sur toile. Sinon qu'il l'occupe d'une manière plus spontanée, sans être soucieuse d'une certaine esthétique, ce qui conduit au style comme Mathieu. Mais plutôt en s'y exprimant sans contrainte figurative (sinon par des repères, des jeux de références réduites au régime du graffiti).Allant au plus simple du graphisme, au plus élémentaire, au stade aussi du brouillon (une proposition peut en contrarier une autre). Peut-il servir de modèle ?
Rarement un titre aura un aussi fort pouvoir de suggestion. Et dans une richesse de perspectives qui enchante l'imaginaire.Passage, d'abord. Qui se faufile dans la texture dense de la ville, ou dans la masse rocheuse, image fragmentée du labyrinthe. Mais encore, geste de convivialité qui conduit à se retrouver, s'assembler autour de buts communs.Encre enfin. Et dans l'idée du passage, devenue filet qui poursuit son chemin d'un point à un autre. Encre (qui dit ancre - terme marin- pense encrage) cette liqueur miraculeuse qui donne visibilité aux formes qu'on exige de sa manipulation. Pour former des mots ici, et là des images.C'est le propre des écrivains de se donner ainsi des signes de fraternité à travers leurs livres. Ceux-ci comme des bateaux (frêles esquifs) transportent les précieuses marchandises que sont les mots de leur imaginaire.Et les mots font des grâces quand ce sont des dédicaces, les petits mots de circonstances que l'on ajoute au livre donné. Attention délicate formulée avec tact ou simple politesse. C'est un peu la poignée de main de la rencontre. Selon sa nature elle dira le poids et l'esprit des rapports qui peuvent s'établir entre ceux qui la partagent.L'encre encore. Comme le fleuve (qui n'est pas tranquille) elle transporte toutes les aventures possibles, toutes les inventions verbales virtuelles. Quelle richesse inerte que la plume va réveiller.
Extrait d'un livre en gestation dans le cycle de "La Théorie des traces."C'est un souvenir très doux, très lent, des mots entendus, des mots enfuis, quand le temps a fait son chemin et que l'orage gronde que j'attends depuis longtemps.Il a fait le gros dos, là-bas, au loin, sur les cimes de ces montagnes de légende que je n'ai jamais gravies mais qui m'étaient promises dans mes livres de classe quand je m'ennuyais très fort à Bretigny sur Orge, au château La Fontaine, souviens toi comme j'en aimais les jardins prétentieux qui se prenaient pour ceux de Versailles mais dont je gravissais les allées gravillonnées aux côtés d'un jeune ami à qui j'avais promis que je serai poète. L'ai-je seulement été et les promesses ne furent-elles pas trahies comme le sont les rêves d'enfants trop seuls dans leurs tête folle même si des mains distraites en les caressant tendrement, assurent qu'elles ont tout le prix de l'innocence. C'était le temps des grandes solitudes, mais toute la vie n'est-elle pas finalement une course de fond dans le fond de cette austère vallée où l'on se retrouve à chaque tournant si loin de ce que l'on avait rêvé, fou de s'y être fait une ressemblance avec des héros volés aux livres que l'on a pas écrit même si on eu souhaité en être les talentueux auteurs.C'est un souvenir très doux, et lent, des images qui naissaient au coin des épopées où se brisaient des turbulences qui n'avaient que la dimension des coups et blessures d'une cour de récréation. La violence, à l'âge des tâches d'encre sur les genoux, c'est bien celle d'un rêve qui n'a pas encore pris corps. Et qui s'agite en se mêlant à l'ardeur de notre sang. Il n'a pas connu l'amour même s'il y croit, et de blessure n'a encore rencontré que celle d'un poing trop vif mais qui aura su être amical, le moment venu. Et puis la vrai violence de la rue a surgie, autant que ses brillantes promesses. Dans l'odeur de l'encens, quand on élève le saint sacrement on plie la tête comme devant la montée des merveilles quand ce n'est qu'une fade hostie dont on ne peut même pas se faire une douceur pour les papilles. Dieu chez nous emprunte d'austères chemins et bientôt on ne croît même plus à ses mérites quand on l'accuse de tous nos maux.En remuant des images quand a l'âge de le faire avec une gravité qui est celle des regrets autant que des souvenirs, on ne s'épargne pas le risque de rencontres qui sont comme celle de fantômes au coin d'un couloir dans un vieux château décrépis qu'on aura conquis en des jeux moins innocents qu'on le prétend quand on les anime pour donner quelque lustre à des journées trop longues d'un soit disant bel été. Les étés ne sont jamais beaux qui ne sont que de longues phrases de chaleur et de crépitement d'insectes tout étourdis alors que l'on ne sait pas encore dans quel désastre de raison on va devoir s'engager. On est alors tout entier dans son intime délire, et les plus faibles y laissent leur vie ou leur vertu. D'autres, mieux lotis, rejoignent, sans y croire, l'armée des soumis qui vont construire une société bancale d'être si loin des rêves que l'on avait formulés pour elle. C'est comme un vieux refrain dont on a retenu la musique mais les paroles viennent en saccades avec de brusques arrêts, des oublis qui en disent long sur notre légèreté d'être si loin du coeur vibrant de notre destin, car il y est enclos, il y est dessiné mais on n'a pas su voir du bon côté, on a perdu trop de temps loin de ce qui devait décider de nous, en musardant dans des sentiers qui ne mènent à rien. Au nom du coeur que l'on croît ardent quand il n'est que futile, on se sera égaré loin de son île, comme Ulysse qui tarde tant à revenir au foyer et laisse Pénélope au centre d'un cercle de vaniteux qui veulent sa place.Un chemin droit nous avait été promis, on nous l'a dit, on en a fait un prétexte à quelques dévotions, mais là encore dans l'ombre de l'Eglise où tout bouleversé on se forgeait un destin magnifique, déjà se fomentait le mal qui allait nous conduire là où il ne fallait pas. Là d'où, désormais, on ne partira pas. La fatigue a marqué nos membres, et tout perclus de remords on ne peut que regarder l'abîme qui s'est ouvert sous nos pas. Je parlais d'orage, il ne faut pas oublier le désolant paysage que l'on a conçu pour l'accueillir. L'affronter. De lui, forgé aux fureurs des rêves piétinés, ou de nous, depuis longtemps soumis, et la tête basse (comme devant l'hostie), le vainqueur ne sera pas long à se faire valoir..Voilà ce que disent les mots oubliés, et les images déchiffrées après tant d'années d'oubli, et l'égarement qui nous a conduit si loin du chemin promis et pour nous tracé par la main de Dieu nous disaient ceux qui nous apprenaient à parler latin et lire Eschyle dans le texte. Il y avait beaucoup de sang et de terreur dans ces vers superbes et ces imprécations splendides. On aurait du se méfier. Si on apprend notre futur dans l'Evangile il ne faut pas s'étonner d'être crucifié sur nos rêves les plus secrets. On demandait aux poètes des leçons plus mystérieuses, avec parfois un parfum inconnu et qu'on nous disait illicite, mais on ne les lisait que dans de mauvaises brochures, et il faut des livres à la hauteur des mots qu'ils distillent pour donner au poème sa vertu et sa portée. Des pages impérieuses, ou si secrètes qu'on ne les feuillette que dans de plus intimes duos qui ne sont pas loin des leçons d'amour qui furent les plus paisibles à répéter, mais là aussi on est parfois un bien mauvais élève.
On lui donnera un nom : Katherine (il serait trop long d'expliquer pourquoi). A-t-elle un visage autre que celui qu'elle s'avoue. Comme une photomaton. Visage de biais, en partie caché par une lourde mèche. Des traits un peu lourds mais doux. C'est l'aveu d'elle-même, un signe de ralliement. Mais qui est-elle ? Elle se camoufle derrière de multiples images qui célèbrent une beauté de magazine. Elancée, toujours occupée de soi-même, dans des jeux d'effeuillage et de travestissement qui la rendent séduisante. A travers d'autres.S'ouvrant au monde, nous ouvrant celui dont elle rêve, ce sont des images comme en distribuent les revues de décoration, avec cuisines rustiques, lieux de repos (ou de plaisir ?) et le développement de la nature qui s'amplifie dans des foisonnements végétaux, des propriétés comme celles dont on rêve de découvrir la secrète existence retirée au fond de la forêt. Lieux de surprise, pour une vie sans histoire que celle, supposée, mais si fragile, d'amours partagés. Elle n'imagine pas l'amour dans le quotidien, ou fait, de celui-ci, une fête simple et intime où l'on parle de partage.Même le voyage est magnifié par d'heureux hasards, la rencontre en surprise de lieux d'élection. Certainement pas au nom de la culture. L'expression du bonheur qu'on en retire se suffit et fait office de culture.Alors, par chemins capricieux, circuits urbains raffinés, on avance dans la vie avec l'illusion que le bonheur se capte à petits pas. Dans la fusion des coeurs et des âmes.
Le tagueur d'aujourd'hui est un descendant sophistiqué (et surtout politisé) de l'anonyme qui couvrait de graffitis les édicules un peu honteux d'autrefois. Bien des points communs entre eux et pourtant quel écart.Le graffiti originel est l'oeuvre du passant, (message furtif quoique insistant : rendez-vous, précisions anatomiques, invitations lascives) ou du prisonnier qui grave son nom dans la pierre, y formule des souhaits . Ici une inscription hâtive, nerveuse, sans doute honteuse, là une insistance trahissant le temps à tuer, les obsessions de l'enfermement.Le tagueur, lui aussi, affirme sa personnalité, il ne fait que cela. Nul message, que la marque de son passage. Infiniment répétée s'il le faut, et avec une sophistication qui vise à l'esthétique.La première solitaire et discrète. Elle est le murmure d'une angoisse, d'un élan primaire, d'un fantasme ; la seconde est l'affichage flamboyant de sa volonté d'exister et d'en faire étalage (d'où l'intervention sur les véhicules, les wagons dont le propre est de se déplacer).Stylisée , l'écriture rejoint le principe de la signature qui est la marque de celui qui s'y identifiant y est reconnaissable. L'une est cachée, l'autre étalée.Le lien est trompeur. Le tag (le graffiti, d'aujourd'hui) use du même territoire que le graffiti son ancêtre, mais côté rue, la graffiti était l'envers, la part cachée de cette inscription dont le mur était encore le support, mais dans des lieux clos, cachés, clandestins.Au final, le graffiti honteux n'a nulle ambition esthétique, le tag (graffiti nouvelle version) a des prétentions artistiques. Curieusement, il lui arrive de rejoindre le graphisme jeté des peintres de l'abstraction lyrique. Mathieu n'est pas loin.
Les propos de Paul Léautaud sur la poésie sont d'autant plus intéressants qu'il est (à l'en croire) assez peu "porté" à en goûter le charme jouant sur l'allusif alors que lui écrit comme un clinicien observant la nature humaine (à travers lui, comme un bon égocentrique).S'il participe à l'élaboration d'une anthologie de la poésie, c'est avec ce regard un peu froid (objectif ?) qui fixe les oeuvres dans leurs seules qualités techniques.Ainsi, sur Francis Vielé-Griffin, il porte un jugement d'une précieuse attention à la nouveauté qu'il représentait alors."Le vers libre qu'il écrit n'a rien, comme on le voit ailleurs, d'une désarticulation plus ou moins habile de l'alexandrin régulier. De cet alexandrin il a tout rejeté".Et donnant à son tour la parole au poète il retient une prise de position qui a le mérite de la clarté : " les gentilles difficultés vaincues, le bon vieux rythme numérique et carré, le jeu puéril des césures, l'or un peu fané des rimes masculines et féminines, la cheville artiste etc.." tout cela doit disparaître. Alors Vielé-Griffin écrit au rythme des sensations qui l'habitent. Le tout coloré par une sorte de mélancolie légère, et d'aérienne dans la gravité.Ce sont des tableautins avec une épaisseur sensuelle, une prise de conscience des choses qui passent par une rêveuse attention à toutes les facettes de leur consistance."Les feuilles, cette matinée,Sont toutes satinées,La pluie est tiède ; Les chants d'hier reviennent en refrains,Ce gai matin,Et, si j'oublie, ta voix me vient en aide.....On n'a plus qu'à s'interroger sur l'identité de cette voix.
Comment une "affaire personnelle" entraîne une adhésion inattendue.Les faits : Critique d'art débutant, je me permets de dire le plus grand mal d'une exposition de Wols (peinture) dont j'ignorais alors tout. Lettre furieuse de sa veuve, Gretty, à mon "patron" de journal, demandant mon renvoi pour incompétence. Ce dernier, par bonheur, ignorait tout de Wols et les reproductions dont il pris connaissance l'horrifiaient tellement qu'il en était presque à m'approuver dans mon jugement (hâtif). Le temps passant, je découvrais enfin Wols dans toute l'étendue de son travail, et en particulier les aquarelles qui sont bien à mettre au niveau de qualité de celles d'un Klee par exemple.`Gretty, "la veuve abusive", était un personnage légendaire dans le Paris des années 60. Elle tenait un bar gay (déjà, à l'époque) du côté de la rue Saint Charles. Me voyant progressivement apprécier le travail de son époux défunt (et gagnant une audience internationale) elle revint sur ses premières impressions et me couvrait de documents relatifs au peintre.Le peintre, oui, dans la dépense excessive de matière pour s'exprimer. Car dans des moments d'exaltation (de fureur ?), il accumule les coulées, les jetées sur la toile. Là où Mathieu, à la même époque, va vers l'économie, le signe zen, Wols entasse, accumule, jusqu'à gommer l'élan primitif et offrir un magma informe (indigeste ?) qui contrairement à l'aquarelle écrase le regard, sans le combler.Pourtant, si l'on dépasse la première impression d'écrasement, on perçoit l'émergence de formes fantomatiques, dans la lourdeur ambiante. C'est comme un cri déjà étouffé, à moins que ce soit un murmure que l'on perçoit comme celui d'une victime enfermée dans les décombres qui la menacent.On passe de l'a finesse graphique de Klee (marchand d'oiseaux chamarrés) à la pesanteur maladive d'un Munch, l'expression d'une angoisse qui sourd des profondeurs de la conscience. C'est parce qu'elle est l'expression de l'immédiat que l'aquarelle peut se lire d'un seul trait, dans la fulgurance, alors que la peinture est une longue approche de la douleur, du doute, le champ actif (et désordonné) d'une bataille intime. Il n'y a pas de vainqueur.
Messagier, capteur de nuages.Comme un chasseur de papillon Jean Messagier lance son filet pour capter les nuages. Jamais le paysage n'avait été perçu avec une telle force, une telle intimité.Non plus vu de face (en façade), mais dans ses mouvements même, sa force agissante. A l'intérieur de l'élémentaire annoncé (analysé) par Bachelard.Regard de sympathie pour l'essence même des phénomènes de la nature, leur expansion, la respiration du monde.C'est une peinture qui ne dispense pas qu'une image, mais sa vibrante naissance, son fulgurant passage. Une sorte d'élasticité de la forme qui suit sa progression, ses métamorphoses. On est au coeur de la vie élémentaire et comme capté par ses mouvements. On perçoit jusqu'aux odeurs. C'est un bain virginal et purificateur qui ne touche pas que le regard mais s'adresse à la sensation, la comble.Les peintres de sa génération qui revendiquent l'usage d'une peinture en totale liberté privilégient l'expression d'un moi exacerbé, elle est le miroir dans lequel ils se contemplent, et souvent dans une agitation d'angoisse. Messagier sort de lui-même, il plonge dans la vie remuante et en germination perpétuelle. Il promène devant les phénomènes climatiques une sorte de miroir magique où le monde se délivre de ses forces élémentaires, sous le signe du plaisir. Mieux encore il les piège.
Le surréalisme et la pensée unique.Sans doute le fallait-il à l'époque où il se confondait avec un mouvement de combat et parce qu'il représentait une juste cause devant la mentalité bourgeoise qui avait survécue aux désastres de la guerre. André Breton se montre intransigeant et sans doute si partisan qu'il élimine autour de lui tout ce qui n'illustre pas ses convictions et surtout les contrarie. La pensée est alors une morale sociale, un levier pour affiner les coeurs et donner corps à une attitude.Ceux qui en vécurent les heures glorieuses sont entrés dans la légende. Mais, devenu une mode, une manière de définir "l'avant-garde", le surréalisme perdra de sa consistance et surtout de sa pureté initiale.La conduite d'une pensée unique est le propre des mouvements purificateurs. Elle a ses risques. Devenir un carcan duquel il est impossible de sortir, d'enfermer la pensée dans une rigueur de principe. Le surréalisme qui s'est dilué dans les vagues de l'Histoire, a buté sur les atrocités de la deuxième guerre mondiale, n'aura plus, aux heures de la Libération, le pouvoir rédempteur qu'on lui accordait à sa naissance. Il devenait le piège où se prenaient de jeunes ambitieux qui voulaient se mettre à l'ombre de sa légende, de son immense prestige, de son Histoire. Curieusement , c'est à l'instant où il perdait de son pouvoir qu'il se montrait le plus vainement hostile à toute pensée extérieure à la sienne.Le surréalisme était devenu une sorte de Rotary Club pour jeunes poètes vaguement snobs.André Breton, combien le disent qui le rencontraient alors, comme le fantôme de lui même, dans un Paris qu'il avait si durablement transposé dans le domaine du merveilleux et de l'amour, piéton solitaire et vaguement désabusé, dénonçait l'immense solitude qui l'avait habité en dépit d'une cour appuyée de jeunes disciples empressés autour de lui. Magnifique, et d'une grandeur déjà passée dans la légende, il était comme une sorte de Commandeur de cette pensée unique pour laquelle il avait milité.
Plus que tout autre, des nombreux peintres qui se sont associés au mouvement surréaliste ou par lui ont été reconnus, Joan Miro va poursuivre une oeuvre dans la complicité et la fraternité des poètes. Il en illustre beaucoup, avec un éclectisme qui en dit long sur l'étendue de sa culture, et de sa curiosité. Mais, de quelque origine qu'il soit, et quelque soit sa trajectoire, Miro l'acclimate à sa propre conception de la poésie. Des mots des autres il fait sa pâture.Tant par sa vélocité graphique, son sens émerveillé de l'espace que la cadence des formes qu'il dispose avec une musicalité céleste, il révèle "l"aurore de la parole". Allant là où les mots émergent, se développent à la manière d'une plante qui croît au soleil, comme un événement naturel, la logique qui veut que des profondeurs de la terre, de la pensée, de la sensation, émergent des formes qui trouvent leur finalité dans l'acte même de peindre. La poésie est déjà cet exercice des profondeurs, ce processus de révélation.Il y a une part automatique dans le dessin, il est une conséquence de la valeur accordée aux forces de l'automatisme. Breton ne l'a-t-il pas institué en méthode créative !
Méditation (?) sur la Via Appia.C'est la lente tombée de la nuit. Lointain, le bruit sourd de la circulation automobile quand le romain regagne son foyer alors qu'un couple s'attarde sur les dalles disjointes de la Via Appia qui ne mènera nulle part.Les mots se perdent dans de larges zones de silence, la discorde fait son travail et tisse le filet qui va les étouffer. Ils ne sont plus que deux ombres qui ne savent plus où aller, et pourquoi. D'autres, pour une séparation, se choisissent un décor moins chargé de mémoire, et qui entre dans l'ordinaire de leur quotidien. Pourquoi avaient ils décidés de suivre cet itinéraire balisé de vieux arbres transformés en colonies d'oiseaux eux aussi figés comme par la crainte de s'aventurer vers des horizons colorés par le soleil couchant, et de tombes lourdement ornementées.Chacune comme un autel où les dieux antiques venaient faire de la figuration.La rumeur voulait qu'ils fussent, à ces heures incertaines, le minuscule écran pour des ébats amoureux clandestins. Tout endroit retiré aux périphéries des grandes villes est le cadre de toutes les dissipations. Et plus singulièrement encore celui de ces menus théâtres d'une parole amère qui sépare les couples et brise des projets de bonheur. Comme si cette mise en scène de la mémoire imprégnait les passants d'un acide pernicieux qui les conduit à briser des contrats du coeur et salir ceux d'un instant de plaisir.
Souvent, le dessin de Wols s'égare sur la feuille-support. Il multiplie les itinéraires, les circonvolutions, déchire l'espace comme une poignée de fleuves (de ruisseaux plutôt) en délire. Et puis parfois c'est un dessin qui se referme sur lui-même, fait sa boucle et enserre la couleur pour lui donner un sens figuratif, suggérer une représentation, car rien n'est jamais dit d'emblée, mais comme projeté d'un lointain intérieur (Henri Michaux au passage). Et proche de Michaux justement qui fait du dessin "en poète", quand Wols fait des dessins aux frontières de la poésie.Des figures dressées, donc, en apparition, en lévitation dans une lumière qui leur donne ce ton de célébration, d'interrogation, et confère à l'approche une violence à peine contenue.Alors on se rapproche de la peinture, de la densité de la peinture. Wols peignant "chargé" jusqu'à effacer l'image à mesure qu'elle apparaît et comme un remords, un retour vers l'informe.
A quoi tient la magie du dessin quand Wols en déroule (enroule et noue) le fil aussi chargé d'émotion qu'un frisson sur la peau. Car c'est un dessin à vif. D'ordinaire lourd d'angoisse, encore que parfois il annonce une sorte de jubilation intime. A quelle frontière se situe le passage de la joie à la peine, de l'espoir au chagrin, car Wols dessine comme quand au téléphone on se laisse aller à faire courir un crayon qui s'invente lui même des itinéraires, des fantaisies, des circuits bizarres où les psychanalystes prétendent pouvoir découvrir votre vie intérieure.L'aquarelle, posée en fines zones aux allures de voilages dans le vent flottant, sont là pour donner une sorte de respiration au graphisme. Elle l'accompagne, elle en est l'oxygène, cette élasticité qui projette le dessin dans l'espace de la vie.Alors, chacun, selon qu'il l'aborde à l'instant d'une humeur badine, ou, au contraire, dans les spasmes de l'angoisse, y verra un itinéraire que l'on dirait fait pour répondre à toutes les questions. Non qu'il se trahisse en disant une chose et son contraire, mais , sans doute, et paradoxalement, plus porté au pessimisme quand il est chargé, et comme délivré de toute contrainte quand il file comme le poisson dans l'onde et qu'on ne parvient à saisir.Wols aurait la peine lourde et la joie furtive.
Imaginons la scène. Verlaine est au bout de son douloureux chemin. Ou presque. II va d'hôtels sordides en hôpitaux, traînant un corps qui n'est plus que l'ombre de ce qu'il fut. L'alcool, les épreuves, la douleur amoureuse, et tout simplement le temps l'ont sculpté pour son dernier pèlerinage urbain. C'est probablement sur le "boul' Mich" chanté par Carco qui l'y aura vu (ne conte-t-il pas l'histoire du bouquet de violettes qu'il lui fait porter), que Verlaine conduit ses pas maladroits, la canne tendue comme celle de l'aveugle. Des passants le bousculent qui ne le reconnaissent pas (le connaissent-ils seulement). Mais Cazals est là, le bon, le dévoué, le précieux Cazals qui soutiendra le misérable vieillard en ses derniers jours.Lui même brillant dessinateur, auteur de poèmes, familier des cabarets littéraires, auteur du légendaire "Jardin des Ronces" (publié en 1902, recueil de poèmes et chansons du pays latin contenant, outre un privilège d'Ubu roy, accordé par Jarry, une préface de Rachilde, des inédits de Verlaine et Gustave Le Rouge, une préface d'Albert Mérat, rien que du beau monde).Le dessin de Cazals est prompt, vif, comme le flash de la photographie il arrache un instant, et toute la force des sentiments qui l'accompagnent.
On l'avait découvert comme peintre dans une très chic galerie de la place Vendôme, une exposition présentée par Michel Ragon ; une série de hautes figures peintes dans les tons sombres, une matière épaisse, malaxée avec violence. Quelque part entre le peintre du nord Leroy (bien oublié, dommage) et Dubuffet, mais plus attentif au suivi de la matière sur la surface, et comme des coulées de lave qui tracent leur chemin de désastre.Stupéfaction. Il y avait là une maturité d'expression, une force qui retenaient l'attention.Puis, par un effet de volte face, le peintre (prometteur) devient un provocateur.C'est, en effet, dans les années 70, un phénomène assez répandu qui voit des artistes abandonner le pinceau, le chevalet, pour se lancer dans des opérations impliquant le corps comme objet d'art. Il y aura (il faut en faire l'histoire) les questionnements sur la violence (Gina Pane, Journiac, les viennois ) et chez Pinoncelli, le peintre repenti, un caractère plus fruste et quelque peu gaulois pour dire son mal (mal à vivre, dénonciation de la société, en fait tout cela à la fois).C'est alors une succession d'interventions, happenings, où Pinoncelli fait preuve de beaucoup de virilité agressive, d'insolence facétieuse, conduit par une logique interne qui l'amène à agir dans le contexte du musée lui-même. D'où les agressions de "Fountain" de Duchamp (un urinoir détourné de sa fonction pratique !) à Nimes et à Beaubourg. Ce qui lui vaut des ennuis avec la justice, mais une promotion sur son nom qu'il n'avait peut-être pas cherché mais qu'il trouvait au nom de la pissotière. Il y aura aussi un pastiche de Diogène réfugié dans son tonneau. Au coeur des rues piétonnes de sa ville (Saint Etienne) la chose ne devait pas manquer de piquant. La police n'appréciera pas. La police aime-t-elle les arts ? Surtout quand ils s'imposent, aux heures des sorties d'école, sur la voie publique ?
A mi parcours de la rue de Seine, qui descend vers le fleuve, les vitrines de la galerie Stadler flamboyaient quand elles présentaient des oeuvres de Saura, le peintre espagnol (frère de Carlos le cinéaste). C'était là, plaqué comme une insulte, une injure, un blasphème, face au passant qui levait la tête, interpellé par la chose, une figure dressée, hirsute, grimaçante, provocante qui vous figeait sur place.Alors, partagé entre le crainte et la fascination, on entrait dans la galerie et le chahut se poursuivait, comme sur une scène de théâtre animée par Antonin Artaud, ou Arrabal qui fut un ami et un défenseur du peintre. Car l'oeuvre, si forte en sa détermination et si voyante en son expression, choquait, heurtait, scandalisait. A moins, qu'entrant dans ce jeu, on se familiarise avec ce monde de protestation, d'anathèmes.On aura situé Saura dans le voisinage des abstraits lyriques parce qu'il jetait son dessin, d'un jet brûlant, sur le papier, évoquant aussi à son propos Bacon, qu'il admirait beaucoup. Parce que, lui aussi, dressait des corps suppliciés, des visages hurlants, une humanité en souffrance. De fait, il avait donné au dessin toute sa liberté, sa sauvagerie, son urgence, par quoi il était voisin des lyriques sans abandonner pour autant une certaine "figuration".Espagnol dans la sang et par sa culture, il pouvait revendiquer l'héritage de Vélasquez et de Goya. A juste titre. Portant leur monde déjà tourmenté aux extrêmes de sa puissance, de sa véhémence. Les aînés étaient encore policés, tenus par leurs mécènes (le roi d'Espagne) et pratiquaient une sorte d'autocensure à laquelle échappe Saura, déchaîné, orgiaque, se lançant dans un ballet graphique infernal et sans aucune contrainte ni pudeur.
Personnage aux multiples facettes, mais surtout typographe, François Bernouard va s'imposer comme l'un des éditeurs les plus originaux de l'entre deux guerres.Il officiait 71 rue des Saints-Pères (adresse mythique décidément puisque c'est aussi celle de Rémy de Gourmont, de Pierre Albert Birot et du groupe KWY (René Bertholo, Lurdes Castro, Jan Voss, Christo). On lui doit des entreprises ambitieuses comme l'édition complète des oeuvres de Courteline (15 volumes), Jules Renard (17 volumes), Nerval (11 voiumes) (inachevée) Barbey d'Aurevilly (17 volumes), Marcel Schwob (10 volumes), Léon Bloy (23 volumes), mais surtout Emile Zola (50 volumes).Pour cette dernière entreprise il avouait lui-même : "Lorsque je signais le traité de cette première éditions de l'Oeuvre complète de Zola en cinquante volumes, je la savais difficile à réaliser. Car c'est aussi une oeuvre pour un éditeur. En cherchant dans le passé, je remarquai que Beaumarchais n'avait pas réussi l'Oeuvre de Voltaire, et, plus près de nous, lorsque la firme Ollendorff entreprit celle de Victor Hugo elle ne l'acheva pas non plus ; je ne recherchait pas les raisons de ces constatations, mais au fur et à mesure que les titres de Zola parurent, lentement, à chaque échéances, j'en compris la cause."François Bernouard aura publié ses ouvrages sous divers labels. Respectivement son propre nom, "A la Belle Editions", la Typographie François Bernouard et "A Schéhérazade".Poète lui même, il avait rassemblé toute la poésie qui avait traversé la première guerre mondiale en animant un groupe actif dominé par Paul Fort. Il confectionnera avec soin quelques beaux livres pour ses amis, dont Blaise Cendrars ("J'ai tué", premier livre illustré par Fernand Léger et "Profond Aujourd'hui").Puis c'est le mythique "Les Jockeys camouflés" de Pierre Reverdy que Matisse agrémente de cinq dessins. Ce furent enfin des poèmes de Robert Ganzo préfacés par Léon Paul Fargue.La rose de Paul Iribe (avec lequel Cocteau avait fondé la revue "Le Mot") orne, comme un signe de ralliement, les couvertures de ses volumes.L'attrait de ce type d'entreprise c'est qu'il participe encore d'une édition à vocation artisanale. Elle n'est pas dominée par les lois de la finance mais le goût littéraire de celui qui, à travers elle, signe sa personnalité. Elle devient une véritable "oeuvre", la complémentarité indispensable à l'essor (et la diffusion) de la littérature. Avec GLM, Jacques Haumont il est une sorte d'aristocrate du livre.
Il est des lieux chargés de forces occultes que l'attentif sait percevoir, dont il ressent jusque dans le corps les échos secrets. En un espace réduit ce sont des vies qui se sont accomplies (parfois défaites), une pensée s'est construite, des passions se sont enflammées, une page de l'Histoire s'est scellée. Souvent de jeunes poètes, en quête d'exemples ou de maîtres dénichent ces adresses magiques, les exaltent, elles participent à l'élaboration de leur oeuvre à venir.Blaise Cendrars, qui était l'un de ceux-là, ne manquait pas d'évoquer ses rencontres magiques, comme celle de Remy de Gourmont , 71 rue des Saints Pères, dans ce petit appartement de Berthe de Courrière où l'admirable écrivain s'était retiré et comme arraché au monde pour des raisons de santé. Là, il écrit une oeuvre abondante et savante entre érudition et passion. Une passion rentrée, qui émerge ça et là dans la surprise des pages de ses "romans" (roman puisqu'il faut bien qualifier l'écriture selon des genres même si on touche à l'approximatif).Il domine son époque, cet esprit "fin de siècle" qu'il incarne avec cependant une certaine modernité de ton et comme les premiers frémissements d'une pensée nouvelle qui passera par Apollinaire dont il parraine les débuts.Oeuvré déchirée entre une sensualité exacerbée et freinée par l'atteinte grave et profonde à son intégrité physique (un lupus sur le visage) qui le rend difforme.Pourtant de jeunes poètes vont vers lui, comme en une sorte de pèlerinage. Nombreux sont aujourd'hui les chercheurs, les dénicheurs de trésors bibliophiliques qui retrouvent des textes rares, des documents peu connus, constituant une sorte de survie de sa mémoire ardente.
Kiki est le modèle le plus recherché par les peintres dans Montparnasse. Jeune, sa mère aurait voulue qu'elle devienne linotypiste comme elle, mais déjà rebelle, Kiki choisira la voie de la liberté et de l'aventure. Celle-ci passe par les hommes qu'elle enchante par sa gentillesse, sa générosité naturelle, sa joie de vivre qu'elle incarne dans un corps splendide et offert au regard sans fausse pudeur. Ce qui détermine une vocation improvisée où elle connaît un réel succès. Sa véritable entrée dans l'histoire de l'art passe par Kisling qui la remarque ainsi que Foujita. A l'un et à l'autre elle voue une véritable et sereine amitié. En revanche elle vivra un amour passionné avec Man Ray qui la magnifie dans ses photographies alors qu'il vient d'arriver à Paris et travaille comme portraitiste pour gagner sa vie. En 1921 ils vivent "en couple" et, grâce à Man Ray, Kiki pénètre le milieu intellectuel que son ami aborde alors et qui devait le mener au surréalisme. Le succès grandissant de Man Ray le conduit à "fréquenter les duchesses" qu'il fascine par un mélange de naïvete, et de malice, et jusqu'à la vieille comtesse Greffulhe qui devait inspirer à Proust le personnage de la duchesse de Guermantes. Pourtant Kiki restera spécifiquement un personnage de la bohème de Montparnasse et guère tentée par les poussées de mondanité qui viennent secouer l'intégrité des poètes surréalistes. Seul change le regard porté sur elle. Si différent entre la sensualité tranquille de Kisling et la sophistication des clichés de Man Ray, retrouvant l'expression d'une beauté marquée par l'insolite où figureront aussi Meret Oppenheim, Nusch Eluard, ou encore Lee Miller. Abordant le cinéma expérimental Man Ray utilisera les yeux de Kiki dans "Emak Bakia" un petit bijou du cinéma d'avant garde.Personnage haut en couleur elle est, dit son amie Thora Dardel : "un bel animal, aussi beau qu'un cerf". Elle sera tenté par la peinture et exposera avec Christian Krogh.
Venait-il au Soleil dans la tête sur sa mobylette devenue depuis célèbre, elle le véhicule dans Paris et ses banlieues pour dénicher l'image qui fera un morceau de poème comme l'on ramasse sur le sol un élément qui va entrer dans le collage ou montage qu'on fera en rêvant sur la matière. C'était dans les années 50, il n'avait alors publié que de confidentielles plaquettes de poésie qui héritaient du prestige alors très grand de l'Ecole de Rochefort.On aimait son air altier de marin, le visage découpé à la serpe encore que le sourire y gagne en douceur. Il y avait chez lui un mélange de rudesse et de délicatesse qui annonçait l'homme d'exception. Un poète ne l'est pas forcément, le dira-t-on assez, quand il déballe sa poésie, et le prestige du poète n'est pas dans son titre (sa fonction) mais l'usage qu'il en fait et en quoi il détermine son mode de vie.Dans un Paris chahuté par la circulation automobile, voir Jacques Réda circuler sur un vélo (fut-il à moteur), le distinguait déjà. De surcroît, au lieu de parler de poésie (en parle-t-on quand on en "fait"), il préférait commenter ses dernières découvertes dans le domaine du jazz, car c'était sa grande passion. Je regretterai toujours de ne l'avoir pas associé à l'organisation d'une exposition présentée au musée Galliera et au Musée d'art moderne de la ville de Paris, consacrée aux rapports du jazz et de la peinture. C'était "L'Age du jazz". Il y avait toute sa place.Réda est sur les chemins écartés de la ville, à ses frontières, dans ses marges, dans le talus. Voisin là, parfois, de Robert Doisneau ( mais qui ne l'est pas à l'époque qui voyait fondre les derniers vestiges d'un temps qui s'effondrait, que l'on y songe quand on se souvient du Belleville -son quartier préféré- alors village où il faisait bon de flâner).La poésie en flânant, Léon Paul Fargue nous avait appris à la cultiver. Jacques Réda en fera un art d'écrire, aujourd'hui bardé de commentaires (et d'admirateurs), on le relit.
L'Histoire est derrière, c'est un avant de ce que l'on voit. On la connait, elle est stupide, elle illustre surtout la lâcheté des hommes, l'ambition, toutes les tares sociales qui détruisent, conduisent à la perte. Le temps a fabriqué entre quelques individus réunis par la hasard et dans l'urgence du danger, la peur, un ciment qui passe par les corps et les lève comme une plante vive nourrie dans les profondeurs par une sève qui mêle en elle tous les ingrédients qui entrent dans un poison. Que l'on n'aille pas imaginer quelque solidarité humaine, une fusion des sentiments. On est moins unis qu'assemblés par la même tragédie que l'on se donne en partage, et prompt à se dresser comme une unité en péril. C'est le chacun pour soi.D'ailleurs on ne craint pas au besoin de se dévorer. Le cannibalisme est l'ultime étape avant la damnation. C'est une affaire de corps qui s'entremêlent au rythme des eaux furieuses ; point d'étreinte qui invite à une fusion heureuse, mais des chocs, des enlacements désespérés qui ne sont pas loin de la strangulation. L'horizon est peint d'incertitude, de furtives promesses, d'atroces illusions.Un simple chiffon est la clef de la survie. Celle d'une nouvelle naissance. Le vent en est maître, c'est lui qui met en scène des personnages que rien ne destinait à se réunir en un si étroit espace pour tanguer vers l'inconnu.Imaginons les en scène (cela ferait-il une belle pièce de théâtre et peut-être existe-t-elle ) devant un parterre de spectateurs. La circulation de la parole animerait les corps qui ne sont là tendus (bandés) que par la volonté désespérée de se faire connaître (repérer) par un hypothétique navire. Ce ne doivent être que cris, anathèmes, ordres brefs, pas de quoi faire évoluer l'action. Dominant cette souillure du langage le claquement sec de la voile, recouvrant le tout de son bruit saccadé.Bois et toile sont les deux ultimes éléments qui signent la vie, la promettent, laissent à espérer qu'elle est au terme du plus haut perché, comme un phare dans la nuit. Mais déjà le ciel est sombre d'un orage redouté. Suspens.
Benjamin Péret à l'ombre d'André Breton, mais fidèle.
Benjamin Péret est un peu le Poulydor d'André Breton. L'éternel second et pas négligeable pour autant, loin de là. Il représente le poète à l'état pur. Sans compromission, sans insertion sociale trop lourde, un peu navigateur de ses rêves et de ses amours. Il devait avoir une grande séduction. Par le choix de cette liberté totale, et un rien blagueur qui plaît toujours aux femmes, surtout si elles ont de l'esprit et qu'un homme d'impertinence les change des costumes trois pièces qui les entourent et souvent lui font une cour désuète et courte de taille.Péret c'était le départ au long cours. L'appel du large (fut-ce celui des rêves, comme Nerval qu'il portait aux nues).Il était de tous les combats surréalistes, des débuts (la fameuse rencontre à l'Hôtel des Grands Hommes de la place du Panthéon où siège Breton), jusqu'aux ultimes, devenus un peu dérisoires et relevant plutôt du folklore surréaliste, et de sa mise au goût du jour quand le surréalisme est devenu la proie des lettrés se piquant d'avant garde et des amateurs de bibliophilie (ce qui était une manière d'entrer dans le jeu de ces poètes qui avaient joué la bibliophilie pour vendre leurs ouvrages).On le voyait souvent, dans les cafés de la place de l'Odéon. Levant son verre.
Tout était parti du corps souffrant. Géricault se présentant à l'appel avec "le Radeau de la Méduse". Une histoire de naufrage. Elle conduit tout naturellement vers un autre naufrage. Celui de Berlin en 1945. Point de corps ici, et leur absence en dit presque plus que si, présents, ils témoignaient de la sauvagerie des combats. Par un effet de zoom sur le temps on a le décor dans sa nudité, (obscène) étalant ses blessures, face à l'éternité. Au bord du gouffre du temps. A se demander si la vue d'un grand blessé n'est pas plus éprouvante que celle d'un cadavre. Ici un sursaut de vie, là la rigidité qui va abolir le temps. Une ruine antique a pris sa beauté de s'être lavée des souillures de l'Histoire qui l'a modelée telle qu'elle elle. Elle est devenue lisse et caressante, propice aux promenades amoureuses. Avec le Reischtag émergent de l'Histoire, on a une ruine qui est encore dans les convulsions de sa mort. Le temps y est encore frémissent. Interdit à la promenade (risque de chute de pierres !)
Ce qu'il y a de fascinant chez Alice c'est la mise en miniature (au niveau du jouet) d'un monde à explorer. Cela fait penser à ces maisons de poupées où l'on a reconstitué toute la vie domestique jusque dans ses moindres détails, et que d'une main distraite (on devrait dire amoureuse) on explore.Ce fut aussi l'aventure de Gulliver, l'atout d'une échelle de grandeur qui nous met en position de domination. Non pour dominer, mais en posséder les divers aspects en une réduction d'espace qui nous le rend familier.Outre le fait que, traversant le miroir, Alice change radicalement d'univers, s'aventure au delà des frontières qui nous emprisonnent dans notre présent.Ainsi Alice rassemble plusieurs rêves humains qui relèvent strictement de l'imaginaire et que seule l'imagination pour satisfaire.On ne peut plus se figer devant un miroir sans imaginer le fameux voyage, en se demandant si le lapin sera à l'heure. Au fait l'expression poser un lapin ne viendrait-elle pas de là ?
Giacomo Farelli l'a vu ( imaginé ) couché, abandonné à la douleur d'une pleureuse (Marie ?), plus charnel d'être mort que divinisé quand, vivant, il avait la parole qui en faisait un dieu. Un dieu muet engendre l'inquiétude, les fausses nouvelles, les errements. Mais un dieu bavard entraîne le crime, de vastes mouvements de foule qui tournent toujours au carnage.Conclusion, il faut voir le corps (fut-il du Christ) pour ce qu'il est. Un amas (non une architecture) d'organes qui rythment la vie, la digèrent.Et bizarrement, c'est à l'instant où l'on a gommé la divinité (la spiritualité) du corps qu'on le projette dans l'espace du sensuel. Il n'est plus l'incarnation d'une idée (d'un concept, d'une théorie, d'un idéal, d'une moral) mais une chair qui a ses appétits, étale ses séductions.La question se pose alors de situer les motifs de la séduction. A quoi tient-elle, en quoi se résume-t-elle, et sur quels critères lui accorde-t-on vertu de loi à laquelle tout le monde se réfère.Encore qu'il faut nuancer. Chaque civilisation (osons le mot, chaque race) a ses critères, ses codes, ses modèles. Notre culture occidentale s'est fabriquée sur un corps en souffrance ; qui devient beau dans la douleur. On aurait tant à dire sur le cas de Saint Sébastien (il faudra l'aborder) et à y bien réfléchir, pour autant qu'il fait appel à sa capacité à se mettre en danger, atteindre les limites de la corporalité, l'érotisme est le chemin le plus voisin de celui qui draine la douleur vers la mort. Sont-ils tous deux interchangeables?
L'ai-je bien descendu ? C'est Cécile Sorel qui aurait posée la question, lors d'un spectacle donné aux Folies Bergère, dont l'entrée en scène par l'escalier avait toujours un air de splendeur et de performance.Duchamp y aurait-il pensé avec son "Nu descendant un escalier" qui fut mal vu par les cubistes orthodoxes parce qu'il suggérait le mouvement quand eux décrivaient l'objet sous toutes ses facettes (toutes sous coutures).De fait, Duchamp avait franchi un pas, et retrouvait l'ambition des "futuristes" italiens, contemporains, qui voulaient "dire" les grands rythmes du monde.Près d'un demi siècle après Duchamp mime son tableau, lui donne sa version photographique.C'est l'artiste qui se place là où l'on attend l'oeuvre, ou encore, une démonstration scientifique (policière) pour donner à l'oeuvre sa crédibilité.Duchamp descend l'escalier, qu'il avait fait descendre par une figure peinte de son invention. Le geste radical va créer un précédent. C'est le comportement de l'artiste qui est l'oeuvre d'art. Maintenant vous ne pourrez plus descendre votre escalier sans vous demander si vous n'êtes pas un artiste.
Ils sont tous deux des fils de la bourgeoisie, plus fantasque et fortunée du côté Picabia, plus respectable et provinciale du côté de Duchamp. Avant de devenir "frères d'armes" et pratiquement les plus remarquables animateurs du mouvement dada (où ils tranchent par la longévité de leur action), ils participent de la même culture. Abordant la peinture sous son signe le plus raisonnable (quoique sensible) et dans le sillage d'un impressionnisme bien adapté aux goûts de leur classe. L'impressionnisme tel qu'il est pratiqué par un Pissarro, un Sisley, et ces paysagistes des débuts du XX° siècle qui ne bousculent par fondamentalement les règles de la peinture s'ils l'exploitent avec une liberté de ton qui les affranchira des académismes et traduira une approche sensible, intimiste, de la nature.On n'est pas là dans la tranche révolutionnaire de l'impressionnisme, celle qui propose une toute nouvelle architecture de l'espace, une audace de perception qui va progressivement, s'éloigner du sujet pour imposer une peinture ayant sa propre finalité. Ce n'est pas le cas de Picabia ou Duchamp, allant aux champs pour croquer des moments de nature avec une forme de naïveté, une promptitude de touche, qui est bien le seul signe de leur audace et de la nouveauté qu'ils représentent.C'est sur ce terreau convenu qu'ils se remettent en cause et pour lutter contre cette voie facile qu'ils s'insurgent. Picabia avait du succès avec cette peinture qui n'avait pour elle que sa fraîcheur. Il va multiplier les expériences, aller en tous sens, quand Duchamp suivra une ligne plus rigoureuse et plus pensée, allant vers un art qui s'intellectualise au point de perdre toutes ses valeurs sensibles pour ne plus illustrer que sa remise en cause.paysage normand de Marcel Duchamp.
C'était la mode en ce XVIII° siècle qui plaçait l'amour (ou plutôt le marivaudage) au coeur de la vie quotidienne et sociale. Ce sont les moeurs d'une génération qui déterminent la création du décor, qui le favorisent, l'exaltent.L'art des jardins en est une illustration qui s'appuie sur des références culturelles où entre à la fois le retour à la Mythologie greco-latine et l'architecture romaine.Pourquoi on aime se promener dans ces jardins avec quelque chose de nonchalant dans l'allure, un flottement des sens et bien sûr, en la meilleure compagnie.Ce sont des jardins qui jouent le rôle de décor, d'écrin, pour une promenade rêveuse, étrangère à toute urgence, détermination, ou ligne d'horizon tracée, mais qui nous maintient dans ce qu'il y a de meilleur en nous. Jonglant avec le mécanisme de la mémoire qui, bizarrement, s'y enclenche, et une respiration qui n'est plus celle de la réflexion, mais de la recherche de ce qu'il y a de plus inconscient, de plus caché en nous, et qui émerge lentement, (oh le délice !).On peut aussi s'y complaire dans une solitude souvent volontaire, ou, plus théâtrale, au terme d'une aventure du coeur qui se sera achevée. Et c'est un bien étrange paradoxe qui veut que l'on aille vers un temple de l'amour quand il nous aura trahi.
N'oublions jamais qu'avant d'être le perturbateur historique de l'art du XX° siècle (et d'une manière bien plus radicale que Picasso) Marcel Duchamp a été un peintre placé dans le sillage de ce qui se faisait à l'époque. Avec une nette influence de la leçon des cubistes. D'ailleurs il faisait parti du petit groupe qui se réunissait autour de Jacques Villon (son frère) à Puteaux. Il y avait là des théoriciens réunis par Apollinaire dans son essai sur le cubisme mais qui asséchaient celui-là alors que, faisant cavalier seul, Picasso franchissait toutes les étapes et amorçait une carrière provocatrice mais guidée d'une main sûre.Pensait-il (craignait-il ?) de s'engager dans une voie sans issue. On peut l'imaginer d'où cette véritable fuite en avant où abandonnant la peinture dans ses limites (dont celles de sa technique) il opte pour le simple choix de l'objet élu par le regard au titre d'oeuvre d'art. Avant ? C'était une peinture laborieuse parce que trop théorique et obéissant à des règles (qui vont perdre toute une génération, ceux que l'on va appeler les "petits cubistes") Duchamp ne veut pas en être, alors il radicalise sa méthode, l'accompagne d'une pincée d'humour, ce qui lui vaut l'indulgence et l'admiration de ceux qui vont, désormais, l'accompagner. Etrangement, il suscite des passions et ouvre l'art à de savantes analyses qui vont progressivement supplanter l'oeuvre elle-même. Car Duchamp éveille des vocations, sa voix est largement entendue, au point d'avoir, aujourd'hui, entraîné la création artistique vers une sorte de renoncement de ses critères. Une valorisation progressive de l'artiste au détriment de l'oeuvre elle-même qui n'est plus qu'un support lesté de tout un appareillage critique qui l'enlise.
Disparu trop jeune, c'était un peintre dans le plein élan de son talent qui fut aventureux et lyriquement inspiré en ses débuts, quand il pratiquait une gestuelle fort libre et savoureuse, manipulant la couleur en draperies légères, avec quelque chose d'une douce et rêveuse sensualité, entre une fine suggestion des éléments et de discrètes allusions réalistes. Il passera bientôt à un tout autre registre, agrandissant, sur la toile la projection d'images empruntées aux livres scolaires et tout spécialement au Petit Larousse illustré dont il se plaisait à mêler des images empruntées et superposées en de nouvelles suggestions qui avaient toujours un caractère autobiographique et traduisaient les rêves et les fantasmes d'un esprit qui avait gardé toute la fraîcheur de son adolescence.Mais avant, avant, quand il était encore presque un enfant. Non, un adolescent qui avait gardé quelque chose de son enfance. Je le vois encore, au Soleil dans la tête, venant me lire ses derniers poèmes. C'est alors qu'il trouve sa signature et son nom de guerre : Cheval Bertrand. Cheval, me précisait-il, en hommage au Facteur du même nom dont il aimait le Palais, ce rêve réalisé jour après jour, en faisant sa tournée et ramassant les pierres du chemin. J'aimais et partageais avec Cheval Bertrand cet amour des marginaux qui vont jusqu'au bout de leurs rêves. C'est alors que tout en écrivant des poèmes il commence à peindre. Quoi ? Ce qu'il voit, ce qu'il a autour de lui, les gens qu'il aime. A commencer par sa toute jeune femme. J'ai tout de suite aimé ce portrait où elle est raide et digne comme une figure de Cranach. La fleur qu'elle tient à la main c'est l'offrande de l'amour. Il trône aujourd'hui dans mon atelier-grenier, et sa présence me réchauffe le coeur.
Piéton tenace, capable de traverser la ville en tous sens, Restif de la Bretonne sera pourtant surtout fidèle à l'Ile de la Cité et aux ruelles du quartier Saint Séverin, où il avait ses habitudes, ses repères et ses secrets. Et maints petits rendez vous dans des mansardes pour câliner des petites couturières auxquelles il apprenait l'art de la débauche. Là où Sade, son contemporain, est pervers et hautement cérébral, lui est plus simplement fripon. Avec même, une tendance à la sentimentalité appuyée et vaguement théâtrale. Coté Fragonard, côté Greuze pour faire bonne mesure.C'est dans ce vieux Paris, miraculeusement conservé (et rénové) que l'on peut encore trouver des maisons qui furent de celles qu'il fréquentait. Salles de jeu, repaires de fêtards, petites maisons dispensant des alcôves discrètes et des rencontres câlines.L'homme aura une vie familiale ponctuée de naissances qui le perturbent plutôt, encore qu'il ait des rapports intimes avec sa fille.Piéton avide de ces petits faits qui rendent la promenade attrayante, et le Paris du XVIII° avait cette qualité particulière qui veut que la vie sociale du peuple s'y déroulait sans complexe et avec une hardiesse de ton qui va nourrir la pensée révolutionnaire. Restif qui participe si pleinement de l'esprit galant du XVIII° va vivre la Révolution de l'intérieur, d'où les fameuses "nuits", alors qu'il déambule dans les rues avec son immense cape et son hibou sur la tête, ce qui sera la raison pour laquelle on le soupçonne parfois d'avoir été une sorte d'espion du pouvoir du moment.Le galant transformé en agent de renseignements. La métamorphose est trop violente pour qu'elle paraisse crédible.