Valentin travaille sur les Grands Boulevards (heures de bureau), et va, sur le coup de midi, au Bouillon Chartier, 7 faubourg Montmartre. Franchissant le seuil de l'immeuble, il passe devant la plaque commémorative qui indique que Lautréamont est mort dans cet immeuble, le 24 novembre 1870 (dans une quasi solitude). Ses compagnons souvent l'ignorent et se contentent d'un haussement d'épaules au rappel de ce qui est, pour lui, une date et un lieu de haute tension car il a la mémoire de Lautréamont au plus profond de sa conscience. Sur un cahier (où il colle ces menues choses qui jalonnent l'itinéraire d'une pensée qui se cherche) il note, jour après jour, des remarques concernant l'objet de sa passion (ambitionnant de reconstituer une sorte de Journal), mobilisée à chaque instant par un jeu de coïncidences, ou ces rencontres fortuites (et miraculeuses) dont il a appris grâce à André Breton qu'elles sont comme des sortes de bornes d'un itinéraire secret, parallèle à celui qui conduit notre quotidien. C'est dans l'incursion parallèle (et cachée) qu'il trouve le meilleur de sa vie, celle qu'il a d'apparence s'étalant dans la grisaille. Non que sortir de l'apparence que l'on donne vous fasse meilleur, et que vous y trouviez une forme particulière de bonheur. Il s'est toujours demandé à quoi celui-ci pouvait ressembler. On lui aura dit qu'il avait la visage d'une femme aimée, de la réussite, et les plus vulgaires assuraient qu'il se trouvait dans le pouvoir ou l'argent. Rien de cela ne l'atteignait et l'amour avait été bafoué, s'était égaré du côté de la sexualité dont il était revenu, faisant sienne la remarque de Mallarmé : "la chair est triste et j'ai lu tous les livres". En ce qui concerne le deuxième élément de cette définitive assertion, il gardait quelque réserve. Sa culture était encore à faire. Il s'y employait avec bonne volonté et ferveur. Célibataire il pensait à la triste vie de celui-ci quand Huysmans, qui l'avait connue, en parlait, relativement aux problèmes domestique justement. Il avait définitivement écarté de lui les contraintes qu'assumaient tant de femmes retenues "au foyer" par l'égoïsme de leur conjoint et comme rayées de la vie au profit des casseroles et du balais. Riche, il aurait vécu à l'hôtel (oh ! le luxe d'une suite au Ritz comme mademoiselle Chanel), mais sans doute dans une simplicité de forme qui s'accordait assez bien avec des goûts modestes, une frugalité qui n'était pas de forme mais d'éthique. Avant de se contraindre à un travail sans grâce, mais qui lui laissait quelques loisirs, il avait tâté d'une errance provinciale, le conduisant d'hôtel du Commerce à celui de la Gare, de ville en ville ( une sorte de tourisme flottant) dans une sorte de somnambulisme qui l'aura peu à peu détaché de tout ce qui fait l'armature de la vie d'un citoyen ordinaire. Seulement préoccupé de lui-même, non par égoïsme mais par une sorte de détachement progressif des choses pratiques. Ayant épuisé le petit pécule qui lui avait permis cette fantaisie (ou cette initiation ?) il revient à Paris et trouve un emploi subalterne mais sans pesanteur, dans un de ces bureaux qui pullulent autour de la Bourse et sont, d'ordinaire, ceux des banques et des assurances. Aussi étranger aux besognes qui étaient au programme de son statut d'employé que néanmoins attentif à les mener à bien. Son périmètre d'activité, ainsi que celui de ses loisirs, peu à peu se construisait avec une sorte de logique dans laquelle il avait vu (ou voulu voir) un signe du destin. Le centre de Paris offre, en effet, un curieux agglomérat de bâtiments dont les fonctions répondent à tous les besoin d'un citoyen (fut-il marginalisé par ses complexes). Du Palais Royal et sa mémoire de débauche qui aura pris un ton un rien nostalgique jusqu'aux Grands Boulevards avec leur clinquant provocateur, il y avait tous les éléments étayant une vie et, point central, la Bibliothèque Nationale et ses refuges solitaires de culture dont il appréciait spécialement l'attrait. Sa vie n'était après tout qu'une grande bibliothèque en désordre où il puisait à foison des rêves et des fictions d'aventures.La vie de Valentin avait fini par ressembler à ses rêves, et c'est en découvrant Lautréamont (un voisin dans l'espace du temps), qu'il était entré dans le monde du cauchemar. Et il s'y complaisait. Non, il y était condamné. Le savait. Avait entrepris d'en noter la progression.