L'atelier de Jean Couy touchait presque le ciel. Pour l'atteindre, il fallait gravir de longues séries de marches bien cirées en partant d'une cour silencieuse garnie de plantes en pots qui lui donnaient une allure campagnarde, et rendue dans l'appartement, s'attaquer à de raides échelles pour surgir enfin, à travers une trappe, dans le lieu où s'élaboraient des paysages qu'eut aimé Jules Laforgue (que Couy illustra d'ailleurs), dans une sorte d'univers d'un Rousseau allégé de ses lourdes végétations mais offrant, lui aussi, des forêts verticales.On avait, au passage, fait étape sur un mince palier ou Jean Couy entreposait sa collection de petits trains, signe évident de son âme d'enfance encore préservée, comme son goût pour les lanternes magiques dont on retrouvait dans sa peinture l'esprit hiératique et innocent. Un voisin mystérieux intriguait nos soirées, quand derrière la cloison en entendait d'étranges bruits provenant de l'atelier de Weisbuch, qui lançait dans l'espace des cohortes de figures échevelées et un rien tragiques.Outre le ciel, avec lequel il frayait de si tendre humeur, Jean Couy côtoyait les doux fantômes de la rue Campagne Première, quand, de chez lui, on entendait, tôt le matin, les cloches joyeuses du couvent de la rue Boissonade, voisine.Fantômes déjà, Gérard Vullimay, qui peignait dans un atelier haut perché au début de la rue, quand elle est traversée par le boulevard du Montparnasse, il exaltait de tendres et transparents paysages imaginés au delà d'une main chargée de senteurs et de souvenirs ; et dans ses sous-sols encombrés de livres, Bernard Citroën semblait livré aux rêves en attendant le client. Il était attaché à la vive et impétueuse revue "Osmose", qui, dans les années 50, naviguait dans les courants les plus impétueux de la poésie nouvelle.A l'autre terme de la courte rue Campagne Première (au 31) c'était l'immeuble d'ateliers avec sa façade de céramique où un temps fit escale Félix Labisse (peut-être même bien Lucien Coutaud) mais, bien avant encore, Man Ray qui dans sa chambre d'hôtel voyait défiler le Tout Paris mondain pour se faire tirer le portrait tandis qu'il vivait une ère de folles amours avec l'audacieuse et pétulante Kiki (de Montparnasse) qui prêtait son corps avec désinvolture pour embraser dans leurs ateliers, et devant leurs chevalets, les artistes à lavallière qui chantaient la vie facile des "années folles".Yves Klein, dans le voisinage, inventera l'intensité du bleu qui le rendra légendaire.Basculant au delà des miroirs du temps, on croisait alors Modigliani qui venait se saouler chez la tenancière, aimable complice, qui au 7 (?) de la rue tenait bistro.Au coeur de la rue, et comme un monolithe tombé du ciel, l'hôtel Istria dont la façade modeste ne dit rien (sinon une plaque pour la mémoire) de ce qui fait sa gloire, quand il fut le gîte plus ou moins furtif de quelques autres fantômes plus nerveux et chargés de biens, comme Rainer Maria Rilke, Picabia, Kisling, Tristan Tzara, mais surtout Aragon du temps de sa flamboyante jeunesse alors qu'il venait de découvrir Maïakovski et celle qui allait être sa muse, Elsa Triolet. Et plus lointainement encore, dans un Paris qui vivait ses plus importantes métamorphoses, Eugène Atget, le sublime piéton mettant en boîte la mémoire des rues et des petites gens, avait son atelier au 9, négociant ses clichés avant que Béatrice Abott ne le découvre et amorce sa glorieuse carrière.